Jean-Pierre est routier, à 49 ans, il porte des Ray-Ban, fume des roulées, a une grosse moto noire sur laquelle il emmène sa femme, Manue, en virée. C’est un mec, un « vrai ». Sur son permis de conduire, en revanche, il y a écrit Jeanne. Jean-Pierre, pourtant, est bien né Jean-Pierre, mais, au cours de sa vie, il a changé de sexe et d’identité pour devenir Jeanne avant de revenir en arrière. Cette histoire, bouleversante par son humanité, a été suivie pas à pas pendant plus de trente ans par Patrick Bard, son oncle. Photojournaliste et romancier (de polars, principalement), Patrick Bard commence, un jour, par hasard, à prendre des images de son neveu. « J’ai photographié Jean-Pierre pour la première fois, au début de l’année 1983. Le jeune homme que j’étais alors n’était animé d’aucune motivation que celle de graver une image du dix-septième anniversaire de son neveu, écrit-il. Reste de cette fête familiale une photographie étrange, celle d’un début de striptease sur une table de banquet, figé par l’éclair maladroit d’un flash, un cliché au grain éclaté par un film poussé au développement. »

Jeanne, lors de la soirée de Noël 2005, à Savigny-sur-Orge.

Jeanne, lors de la soirée de Noël 2005, à Savigny-sur-Orge. © Patrick Bard

Dans Mon neveu Jeanne (1), Patrick Bard raconte, en mêlant photos prises par lui, images vernaculaires d’albums de famille, et récit, cette histoire commune qui s’étend sur trois décennies. Pourquoi Patrick Bard a-t-il eu plus envie de photographier Jean-Pierre que les autres membres de sa famille, bien avant que ce dernier ait affiché ses velléités de changer de sexe ? Encore aujourd’hui, il ne sait pas trop, peut-être a-t-il perçu sous sa carapace de macho les ressorts d’une féminité qu’il avait lui-même. « Souvent l’on me prit pour une fille et, jusqu’à la quarantaine dépassée, il arriva qu’on me donne du “madame”, ce à quoi je répondais immanquablement : “Non moi, c’est mademoiselle !”, raconte-t-il. J’étais un garçon très féminin, et en même temps très précocement attiré par les femmes. Il aura fallu l’âge, le poids, la barbe pour tempérer cet aspect androgyne. Je n’ignore donc rien d’autrui sur la question des genres. »

« Surprise »

Les Bard viennent d’un milieu populaire, de banlieue parisienne, dans le 93 (Seine-Saint-Denis). Le père de Patrick est ferrailleur, son oncle est tourneur-fraiseur en usine, son frère, après s’être endetté pour acheter une camionnette d’occasion, une Goëlette, lance son entreprise de transport routier. Jean-Pierre naît en 1966, l’enfance semble heureuse, mais il ne s’aime pas. à la fin de l’adolescence il découvre, brièvement, les soirées parisiennes, les « créatures » qui se sentent bien dans leurs corps contrairement à lui. Au retour de son service militaire en Allemagne, il devient chauffeur routier dans l’entreprise de son père, se marie avec Nadine, son premier amour, achète un pavillon à Goussainville. Ils ont deux enfants, Jason et Jennifer.

Un jour de l’été 1992, il appelle Patrick, lui demande de venir le voir : il a « une surprise ». Pour la première fois, il pose en travesti, sa femme dans ses bras. à ce moment-là, ça ne va pas plus loin. Mais un grave accident vient changer le cours de son existence. Il ne sait pas s’il pourra remarcher un jour, la longue période de rééducation le pousse à réfléchir au sens qu’il veut donner à sa vie.

Le récit de Patrick Bard est au plus près des changements de son neveu. Cela sent la banlieue, les classes populaires, l’huile de coude, la testostérone puis les œstrogènes, mais c’est surtout amoureux, protecteur, sincère. Les photos sont vivantes et pudiques, il refuse par exemple que Jean-Pierre se mette nu, comme ce dernier lui propose un jour. Finalement, son neveu décide de devenir Jeanne, entame un processus de transformation, prend des hormones. Sa femme ne le supporte pas, elle divorce. Pour les enfants, aussi, c’est dur, mais ils finissent par l’accepter. Jeanne hésite, un temps, à se faire opérer en Thaïlande, patiente, mais fait modifier tout de même son état civil. Les images montrent les changements progressifs, les traits qui s’affinent, la poitrine qui apparaît. Petit à petit, de manière troublante, elle se met à ressembler à sa mère, décédée.

Jeanne et Manue

Jean-Pierre dans son atelier. © Patrick Bard

 

Nous sommes en 2008, Jeanne rencontre Manue, vendeuse dans un magasin de guitares. Si Jeanne a connu des hommes depuis sa transformation, elle reste plutôt attirée par la femme. Manue, elle, est en couple, « avec un mâle alpha ». Au fil des mois, un rapprochement s’opère. « Si à cette époque, quelqu’un m’avait dit : “Dans quelques mois, tu seras dans le lit de Jeanne”, j’aurais hurlé ! Un vendredi soir, je me suis quand même rendu compte que je l’attendais impatiemment », raconte Manue. Ils finissent par se mettre ensemble.

Un soir, alors que les médecins lui avaient dit que ce ne serait plus possible, ils ont un rapport sexuel hétérosexuel. Très vite, Jeanne redevient Jean-Pierre. «Ça a été très difficile de passer d’un homme à une femme, explique Jean-Pierre, et, contre toute attente, ça a été très difficile de redevenir un homme. Vous êtes un homme, vous devez être attiré par les femmes ; vous êtes une femme, vous devez être attirée par les hommes, voilà, pour moi, ça, c’est complètement faux. On n’est pas prédestiné à vivre une histoire d’amour avec un homme ou une femme parce qu’on est un homme ou une femme. Je pense qu’on est bien plus destiné à être heureux.» Aujourd’hui, il l’est. Et s’amuse de cet état intermédiaire dans lequel il se trouve et qui lui convient parfaitement. Jean-Pierre a créé sa propre société de transport. Il l’a appelé « Jeanne ». Evidemment.

(1) Publié chez Loco, 144 p., 24 €.