ENTRETIEN - Avec onze livres parus, plusieurs articles publiés et entretiens accordés, on pensait tout connaître d'Abdellah Taïa.
L'auteur marocain révèle pourtant une part de lui que ses précédents ouvrages n'avaient pas encore dévoilée, notamment une rage non contenue.
"J'écris pour exprimer une colère qui m’habite depuis longtemps et qui ne cesse de grandir en moi", dit Taïa pour éclairer son dernier
roman épistolaire, Celui qui est digne d’être aimé, paru aux éditions du Seuil. Avant le démarrage aujourd'hui de sa tournée au Maroc, pour aller à la rencontre de ses lecteurs,
l'auteur se livre au HuffPost Maroc.
HuffPost Maroc: Comment décririez-vous Celui qui est digne d’être aimé? Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce roman?
Abdellah Taïa: Je pense que j’écris, et encore plus dans ce livre, pour exprimer une colère qui m’habite depuis longtemps et qui ne
cesse de grandir en moi. La colère dont il est question dans ce livre, c'est celle du désespoir d’Ahmed, homosexuel marocain qui a 40 ans et habite à Paris. Alors qu'il pensait
obtenir sa liberté sexuelle en France, il découvre qu’il est regardé comme un sujet inférieur, un indigène. J’ai écrit ce roman pour parler des corps encore colonisés, celui d’Ahmed,
ceux des gens de banlieues parisiennes, mais aussi mon corps à moi.
Dans ce livre, j’approfondis ces thèmes qui me sont chers: la famille, la justice, les minorités, l’homosexualité... pour aborder la
question de la colonisation française, et comment elle perdure dans la vie et le corps d’un marocain homosexuel de 40 ans qui vit à Paris. Tous ces sujets qui nous concernent de
manière intime, je voulais en parler de la manière la plus nue possible, dans ce lieu où l’on est nu devant l’autre : le lit.
Quel est ce néo-colonialisme français dont vous parlez tant?
La société française n’a toujours pas affronté son passé colonial, comme si le colonialisme français avait été une page "civilisatrice",
comme si la France n’avait fait que du bien en Algérie, en Indochine ou au Maroc. C’est cet aveuglement de l’Occident par rapport à ses crimes du passé que je souligne.
Malheureusement pour nous, Marocains vivant au Maroc ou en France, nous sommes encore déterminés d’une manière ou d’une autre par ce passé. On se doit de porter un regard critique
vers ce passé pour mieux lire le présent.
On retrouve dans votre dernier roman vos thèmes de prédilection : l’amour, la relation de l’enfant à ses parents, le mal du pays,
l’homosexualité… Qu’est-ce qui différencie cet ouvrage de vos précédents livres?
Je crois qu’un écrivain est toujours dans le même univers dans chaque livre. Je n’entame pas la rédaction d’un nouveau livre en me
demandant sur quoi je pourrais écrire, qui serait totalement différent de ce que j’ai écrit précédemment ou qui choquerait les gens. L’écriture est un approfondissement des mêmes
thèmes que porte un auteur. Ce sont des voix de plus en plus ancrées dans le style de l’écrivain. Ce qui s’affirme d’un livre à l’autre, c’est le style. Plus j’écris, moins je me
soucie de faire de très belles phrases ou de très belles descriptions, qui s’inscriraient dans telle ou telle tradition littéraire.
Est-ce que le personnage d’Ahmed de Celui qui est digne d’être aimé, ne serait pas en réalité le Abdellah du Rouge du tarbouche, avec
quelques rides de plus?
Je suis incapable d’écrire de la fiction pure. Je pourrais parler de mon frère ou de toutes mes sœurs, mais en essayant de capter leurs
voix, je ne peux mettre dans la littérature qu’une vision totale de la vie et du monde que je traverse. Inventer des histoires juste pour que les autres se disent que je suis capable
d’écrire quelque chose de différent ou que j’ai de l’imagination, ne m’intéresse pas. L’imagination ne signifie rien du tout d’ailleurs. Tout écrivain, même quand il s’agit de
fiction, parle de comment lui traverse le monde.
Donc oui, Ahmed, c’est évidemment moi, je ne vais pas le cacher. La seule différence, c’est que j’ai prolongé et politisé le destin
d’Ahmed. On me demande souvent pourquoi je parle encore et toujours d’homosexualité, et j’ai l’impression que ces personnes ne lisent pas vraiment mes livres, ou me lisent encore avec
leurs clichés et leur racisme envers l’homosexualité. Quand j’entends ça, j’ai envie de crier.
Dans le livre, Ahmed pose de nombreuses questions dans une lettre adressée à sa mère, pourtant disparue 5 ans plus tôt. Attend-il
vraiment une réponse?
Le roman ne s’embarrasse pas de la bienséance ou des faux-semblants. Certes il est en colère, lui dit qu’il la déteste, la blâme de lui
avoir légué ce cœur sec. Mais à travers ce mode-là, il y a la voix qui divulgue l’attachement incroyable pour cette femme et de tout ce qu’elle lui a légué. On pourrait discuter
gentiment, comme des gens soi-disant civilisés. Mais quand il y a de la fureur entre deux êtres, la vérité éclate. Et ça, c’est typiquement marocain.
Vous évoquez souvent dans vos livres la difficulté de vivre dans un pays autre que le sien, dans cette France plus sombre et hostile.
Pourtant, vous avez choisi de ne pas rentrer au Maroc, pourquoi?
La question de l’hostilité est évidemment importante, mais tout dépend de comment on la gère et de ce qu’on en fait. Un écrivain,
surtout quand il a l’âge que j’ai, 43 ans, ne peut pas passer sa vie à fuir. Il faut donc affronter cette réalité, et c’est ce que j’ai fait. Certes, beaucoup de choses ne vont pas en
ce moment à Paris : l’assignation identitaire, le refus de l’autre, comment on parle des noirs, des musulmans... Je vis à Paris depuis 18 ans. Il a fallu que je m’accroche pour être
accepté par les éditions du Seuil. Je l'ai fait parce qu’il est important que ma voix soit entendue. Rentrer au Maroc aujourd’hui, ce serait recommencer à zéro. Il faut faire face au
racisme qui entrave son chemin, il ne faut pas fuir.
Pensez-vous que le Maroc voit différemment aujourd’hui l’homosexualité?
Ça m’attriste de voir, depuis à peu près 2003, alors qu’une partie de la société marocaine semble accepter l’homosexualité et que la
presse marocaine aborde la question, que les pouvoirs ne changent pas de regard sur les homosexuels, continuant de les criminaliser. Mais que faut-il faire de plus pour que les
pouvoirs marocains changent de regard sur les homosexuels? Il faudrait un homme ou une femme politique courageux ou courageuse, pour commencer cette transformation et protéger les
homosexuels. Qu’on le veuille ou non, c’est une question politique.
Vous participerez en mars prochain, au côté de 33 autres auteurs marocains, au Salon du livre de Paris, dont le Maroc sera l'invité
d’honneur. Que représente pour vous cette opportunité?
Je suis très heureux que le Maroc soit invité d’honneur, ce qui permettra à la littérature marocaine d’exister un peu plus en France,
malgré le prix Goncourt de Leila Slimani. Ce sera aussi une occasion de soutenir encore plus les écrivains au Maroc et les aider à se faire connaître. Il y a plein de jeunes voix au
Maroc qu’il faut aider.
Vous êtes aussi cinéaste. Vous avez réalisé en 2014 votre premier long-métrage, L’armée du Salut, qui a été présenté dans plusieurs
festivals étrangers, dont la Mostra de Venise et le Festival du film de Toronto, et plus récemment au festival Travelling de Rennes. Pourquoi cet intérêt pour le cinéma?
Je suis obsédé d’abord et avant tout par le cinéma. Heureusement qu’il y a des films pour me sauver! Je suis tellement emporté par le
cinéma depuis tout petit que par moments, j’ai l’impression que j’écris avec des images et non avec des mots. Je suis encore comme un enfant quand je regarde un film.
Pensez-vous que le cinéma marocain ait évolué?
Ce qui est sûr, c’est que le cinéma marocain a beaucoup changé et a osé s’affirmer. On a vu plusieurs films qui nous ont peut-être
choqués, mais qu’il était nécessaire de faire pour montrer la réalité du Maroc. Les artistes marocains ne font pas de mal au Maroc, ça c’est une certitude. Le cinéma aide le Maroc et
il ne faut pas chercher à le censurer.
Avez-vous de nouveaux projets pour le 7e art?
Oui, mais le cinéma, c’est de l’argent (rires). J’ai quelques projets en cours, qui ne seront pas des adaptations cinématographiques de
mes romans, mais qui seront basés cette fois sur un scénario original.
Rencontres avec Abdellah Taïa
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Le vendredi 17 à 19h00, à l'Institut Goethe, Rabat.
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