(Peinture tentant de représenter des visions sous ayhahuasca)
NEWS NEWS NEWS L'ayahuasca est un breuvage hallucinogène, purgatif et hypnotique utilisé couramment par les "chamanes" amazoniens -
les médecins traditionnels, capables aussi d'entrer en contact avec les "esprits" de la nature. Depuis quelques années, beaucoup d'Européens s'intéressent à cette boisson stupéfiante,
pour des raisons diverses - exprimenter une drogue nouvelle, découvrir une plante aux effets "mystiques". Si bien que des « ayahuasca tours », assistés par des prétendus «
chamanes », se développent en Amazonie depuis quelques étés. En marge, de nombreux voyageurs passionnés par les psychotropes et les « plantes sacrées » tentent d’approcher les chamanes
par eux-mêmes. Ce n’est pas évident. Dans ces pays, le "gringo" signifie « dinero », et les faux chamanes prospèrent. En même temps, des centres luxueux s’ouvrent dans toute l’Amérique
amazonienne proposant des semaines de "développement personnel" et de retour à la nature où l’ayahuasca est au menu.
Cette nouvelle vogue pour les chamanes, souvent empreinte d'un intérêt empathique ou politique pour des peuples et des cultures menacés, parfois teinté de romantisme écologique
et de mysticisme, fleurit aussi dans les essais (des dizaines en français, du sérieux au fumeux) et la littérature. Côte cinéma, Oliver Stone présentait un Jim Morrison sous influence
chamanique dans son film « The Doors » (1991). Depuis, Yan Kounen a réalisé le western psychédélique « Blueberry »(2004), avec son duel final sous ayahuasca, et un documentaire sur les
cérémonies des chamanes Shipibo, « D’autres mondes » (2004), enrichi d'entretiens avec diverses artistes et chercheurs sur l'usage des psychotropes. Yan Kounen vient de publier un livre
d'entretiens avec l’anthropologue Jeremy Narby - auteur du « Serpent Cosmique » (Georg), thèse fantaisiste, mais documentée, sur l’ayahuasca – et Vincent Ravalec – auteur du
livre-témoignage : « Bois sacré. Initiation à l’iboga » (Diable Vauvert, 2004). L'ouvrage s'appelle « Plantes et chamanisme » (Mamaeditions, 2008)
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REPORTAGE...
Kajuyali Tsamani verse le jus noir d’une bouteille dans un seau de plastic. C’est une décoction d’ayahuasca, le mystérieux
breuvage des chamanes amazoniens. Il ajoute trois bons litres d’eau, remue à la spatule, une mousse marron apparaît. Kajuyali Tsamani est un « curandero », un guérisseur de la Colombie
andine. La mixture ressemble à du chocolat. Je goûte. Très amère. « Je la caramélise pour mieux la conserver, et lui enlever son amertume » explique-t-il, souriant - il sourit
toujours. Il porte une chemise blanche, un chapeau perlé, une bague à tête de jaguar. Nous quittons la petite tente pour rejoindre le grand marabout où doit se dérouler la « cérémonie
». Nous sommes dans la campagne hollandaise...
(Le chamane colombien Kajuyali Tsamani en Hollande)
... À l’intérieur, les organisateurs de ce cinquième « week-end ayahuasca » - 400 amateurs européens - ont voulu créé une ambiance «
chamanique ». Un grand totem fait de peaux de mouton, de cornes de vache et d’ossements garde l’entrée. Au milieu, une fourrure mitée, des parures de plumes, des cristaux, des
congas entourent un jaguar en plâtre. Cela fait assez mauvais western. Tout autour, une quarantaine de personnes attendent, enfoncés dans des sacs de couchage. Cadres en costume et artistes
chevelus, étudiants, gens chics et routards. Des Allemands, Belges, Espagnols, Français, Hollandais, Lituaniens. De vingt-cinq à quarante-cinq ans. Moitié de femmes. Tous ont beaucoup
voyagé. Certains ont pris des champignons hallucinogènes à Bali, de la mescaline au Mexique. C’est au tour de l’ayahuasca. C’est 100 euros le verre. Une nuit de visions
garantie.
Les effets stupéfiants de l’ayahuasca semblent terriblement puissants, à les écouter - comme à lire les reportages et récits
touristiques, ouvrages sérieux ou « new age », publiés depuis que la vogue pour le chamanisme gagne l’Europe. Car beaucoup en ont pris la veille. Un Français dit s’être roulé dans la terre,
en avoir mangé, s’être transformé en animal. C’était terrifiant, mais une « révélation ». Laquelle ? « J’ai été confronté à mes peurs les plus archaïques, et je les ai affrontées.
» Un musicien allemand a éprouvé l’impression que des racines envahissaient son cerveau, puis se transformaient en serpents. Qu’a-t-il appris ? « Mon ego a dû abdiquer, s’abandonner aux
visions. C’est comme si je visitais mon esprit. » Une jeune femme raconte avoir été assailli par des visions extraordinaires de fleurs et de végétations en mouvement, et la lune a
murmuré son nom. Pourquoi veulent-ils prendre une drogue si forte ? En reprendre ce soir ? Qu’est-ce qu’ils cherchent ?
Sous le marabout, certains avouent chercher un « bon trip ». D’autres, non sans romantisme, rêvent de redécouvrir un savoir
visionnaire oublié, préservé par les chamanes et la fotêt. Plusieurs en parlent comme d’une expérience mystique. Certains veulent explorer leur inconscient. D'autres parlent d'initier leurs
enfants à l'âge de la puberté - comme cela se fait en Amazonie. Ce soir, tous escomptent des révélations. C’est de « l’anarchisme spirituel » dit un peintre espagnol.
Comment l’organisateur, un voyageur hollandais, voit-il cet engouement ? « C’est la plante qui appelle les gens. C’est difficile à
expliquer ».Je comprends sa remarque, à une période pas si lointaine de ma vie, les psychotropes m'ont appelé.
(Sous le marabout, la "cérémonie" va commencer)
Le « ministre du Diable »
« Chaman » ou « shaman » est un mot d’origine sibérienne. « Saman » en toungouse signifie « Celui qui gesticule », et évoque
l’action de se comporter comme un animal en rut au cours d’une danse magique. Car le « shaman », à la fois guérisseur et figure puissante, sait entrer en contact avec le monde surnaturel et
les esprits des animaux, afin d’y intercéder pour les hommes. En deux siècles, le terme a connu une notoriété et une polysémie extravagante. Au XVIIIe siècle, dans l’Encyclopédie, Diderot
le pourfendeur des superstitions décrit le « schaman » sibérien comme un prètre imposteur s’appuyant sur la peur et la jonglerie. Un siècle et demi plus tard le « chamane », reprimé comme «
ministre du diable » par les missionnaires, devient un personnage clef de l’anthropologie. C’est l’« homme médecine », le « féticheur », le « sorcier » que l’on semble retrouver dans toutes
les sociétés animistes. Qui est-il ? Un prètre ? Un guérisseur ?
En 1949, Claude Levi Strauss le présente comme un thérapeute et un magicien, et le compare au psychanalyste : « Etrange
mélange de pantomime, de prestidigitation et de connaissances empiriques, ou l´on trouve mêlés l´art de feindre, l´évanouissement, la simulation de crises nerveuses, l´apprentissage de
chants magiques, la technique pour faire vomir, des notions assez précises d´obstétrique, l´emploi d´espions.» (Le sorcier et sa magie, Temps Modernes). À l’inverse, en 1950, l’historien
des religions Mircea Eliade fait du chamane le maître du sacré et des plantes psychotropes. « Le chamane est un psychopompe, spécialiste de la maitrise du feu, du vol magique et la transe
extatique pendant laquelle son âme est censée entreprendre des ascensions et des descentes infernales » (« Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase »). Par la suite, cette
image mystique du chamane expert en substances magiques, s’est répandue dans les milieux des voyageurs et de la contre-culture des années 1970, puis dans le mouvement « new age » et
holistique : voyez le livre contesté de l'anthropologue Jéremy Narby sur l’ahayuasca, « Le serpent cosmique » (Georg), où il prétend que la liane vous fait entrer en contact avec votre
ADN.
Aujourd’hui, anthropologues et ethnologues refusent de parler d’un chamanisme universel, et l’emploi du mot « chamane » à
toutes les sauces les énerve. Eux s’acharnent à décrire des religions animistes pleines de diversité, des traditions médicinales différant selon les ethnies et les régions, plus encore
selon les continents, sans parler des chamanes urbains. Ils refusent d’associer à chaque fois le chaman et l’usage des stupéfiants - comme le dit l’ethnologue Jean-Loïc Le Quellec (CNRS),
spécialiste de l’art rupestre saharien, l’homme n’a pas besoin d’être en transe pour éprouver le sacré, ou décorer magnifiquement des grottes. Il ajoute, moquant cette nouvelle « chamania »
: « Appeler « shamans » tous ces gens, c’est finalement prendre le risque de nier leur diversité, et renouveler les anciennes visions réductionnistes de l’humanité, en donnant un nouveau
nom à ces « Autres » qu’on appelait naguère « Sauvages » ou « Primitifs.»
(Chamane shipibo-conibo)
« L’épice » du roman « Dune »
Il reste que dans l’Amérique centrale, le Mexique et la Grande Amazonie, les « curanderos » utilisent des champigons hallucinogènes
(le psylocibe mexicana) et l’ayahuasca dans leurs cérémonies de guérisons – et de nombreux ethnologues les appellent des « chamanes ». On en voit plusieurs mener une cérémonie de
solstice d’été chez les Indiens Shipibo-Conibo, dans le documentaire de Jan Kounen, « Autres mondes » (Ajoz Film). La cérémonie, très impressionnante, se passe la nuit. On y entend des
chants psalmodiés (les fameux « icaros »), des percussions, on voit des gens rêver éveillés. On découvre aussi Jan Kounen pris d’une frayeur immense, secouru par un curandero. Pourquoi ces
Indiens ont-ils « fasciné » le cinéaste ? Pourquoi participe-t-il à leurs cérémonies de prise d’ayahuasca une fois par an depuis sept ans ?
Jan Kounen était invité au « World Psychedelic Festival » de Bâle consacré à « L’héritage des chamanes » (70 chercheurs et
artistes invités) en mars dernier. Rendez-vous était pris : « Je suis venu à m’intéresser aux chamanes à cause de la science-fiction, l’héroic fantasy. J’adorais les romans de K.Dick,
les bandes dessinées allumées de Moebius et Jodorovsky, tous ces univers extraordinaires. Par dessus tout, j’adorais « Dune », le roman de Frank Herbert, où une planète produit une « épice
» qui modifie la conscience. Cette substance me captivait, je ne comprenais pas pourquoi. Ensuite, j’ai commencé à m’intéresser aux états modifiés de conscience, tout en étudiant le cinéma.
Un film m’a marqué, « Au-delà du réel » de Ken Russel, où le héros va à la rencontre des Indiens, pour prendre avec eux une boisson hallucinogène. Je me suis dit, au vu des effets décrits,
qu’il existait de véritables voies d’accés au fantastique. Après avoir réalisé « Doberman », il fallait que je découvre le sens de mon existence. J’ai voyagé en Inde, au Tibet. Je suis allé
voir les Indiens, comme le héros de « Au-delà du réel ». C’est là que j’ai rencontré les chamanes et l’ayahuasca. »
Qu’a-t-il appris d’eux ? Que lui est-il arrivé pendant la « cérémonie » chez les Shipibo ? « Pendant les cérémonies du solstice, j’ai vécu une expérience de « mort imminente »,
je suis passé de l’autre côté de la vie. Heureusement Quetsembetsa le chamane m’a protégé. Quand je suis revenu d’Amazonie, tout ce que je savais me semblait factice. Je n’étais plus un
cinéaste de retour de repérage, mais un type ébranlé. J’ai appelé mes producteurs, qui finançaient mon voyage : « Venez avec moi en Amazonie, vous allez faire une expérience incroyable.
C’est beaucoup plus important que le cinéma. » Evidemment, ils ne l’ont pas bien pris ! »
À la même époque, Jan Kounen prépare le western « Blueberry », un des plus lourds budgets du cinéma français, qui se termine par un long duel
d’entités apparues sous ayahuasca. Ce qui a dérouté beaucoup de spectateurs, et plus encore les producteurs. Pourquoi cette accumulation d’effets psychédéliques ?
Yan Kounen : « Je ne veux surtout pas faire de prosélitisme. Mon histoire avec l’ayahuasca fut une experience
très éprouvante, je ne la conseille à personne. Blueberry, dans le film, serait mort si le chamane n’allait pas le chercher. J’ai voulu que le message soit clair : ne prenez pas ces plantes
sans guide. En même temps, je voulais en montrer la puissance magique, comment elle nous transforme. Par la suite, dans ma vie, suite à mes rencontres avec les chamanes, j’ai su comment
mieux affronter mes peurs. C’est une des leçons de ces voyages, enfin pour moi. »
(Jan Kounen et le chamane Shipibo qui l'a initié)
La Maison du Jaguar
Kajuyali Tsamani aussi était l’invité du forum sur le chamanisme de Bâle. Il n’est pas un « curandero » ordinaire. S’il
exerce ses soins près de la petite ville de Chahagui, en Colombie andine, il est aussi un anthropologue diplômé de l’Université Nationale de Colombie. Il a publié en 2004, à Bogota (ed.
Zahir), « La gente del jaguar », où il traite de la symbolique du félin chez les Incas et présente la mythologie de la nation Kogi. Il participait en mai 2006 avec des psychologues, des
neurologues, des médecins, au congrés international « Cultura y droga. Una mirada adentro » organisé par la société d’ethnopsychologie de Colombie. Comment l’anthropologue William Torres
Carvajal est-il devenu le « curandero » Kajuyali Tsamani ? L’est-il vraiment ? Ou refait-il aux Occidentaux l’imposture géniale de Carlos Castaneda, l’anthropologue péruvien qui inventa les
histoires initiatiques d’un sorcier Yaqui, Don Juan Matus, rompu aux stupéfiants naturels comme à voir l’invisible – un best-seller chez les hippies des années 1970 ?
Kajuyali Tsamani a répondu à ces questions avec une douceur désarmante : « Après mes études d’anthropologie, en 1980,
j’ai vécu deux ans avec les Kogis réfugiés dans la Sierra Nevada de Santa Marta, que je veux saluer ici. Ils vivent en dehors du monde, leur culture pré-colombienne a résisté aux Espagnols,
ce sont des gens pacifiques et d’une grande spiritualité. Leurs chamanes m’ont accepté. C’est pour moi un grand honneur. Ensuite, pendant dix années, j’ai fréquenté les Indiens Sikuani, les
Kofan, les Siona, les Muinane, les Huitoto. Les « abuelos » (les maîtres) m’ont enseigné à reconnaître les plantes curatives, préparer les parfums, les décoctions, les poudres à priser.
Avec eux, j’ai appris les rituels du tabac, du yopo et la coca. Enfin, dans la vallée de Sibundoy, j’ai été initié à l’ayahuasca avec le « curandero » Taita Martin Agrada, qu’il soit
honoré. »
Beaucoup des informations que donne Kajuyali Tsamani se recoupent : par exemple on retrouve les noms des « abuelos », comme
le vieux curandero « Taita Martin », dans les études ethnologiques de l’université de Colombie. Kajuyali Tsamani lui-même a fondé à Chachagui un centre de recherche sur le chamanisme, « La
maison du Jaguar », où il forme des élèves. Il a écrit un livre sur l’ayahuasca, publié en Allemagne et en Colombie. Pourquoi selon lui un tel breuvage hallucinogène est-il utilisé comme
remède par les plupard des ethnies indiennes de l’Amazonie – on l’appelle « yagé » au Pérou, « datem » en jivaro, « hunao » chez les Huitoto, « Mii » chez les Huaorani ?
Kajuyali Tsamani : « Ayahuasca vient du quechua « aya », ancêtre, âme, défunt, et « huasca », liane,
corde. Pour nous, l’ayahuasca contient l’énergie des esprits anciens, elle est le lien qui nous réunit à eux. Elle nous aide à communiquer avec nos parents, nos ancêtres.
Selon notre mythologie, c’est une nourriture fondamentale offerte par la Mère Terre. D’après l’archéologue écuatorien Plutarco Narajo, elle est utilisée en Amazonie depuis deux à quatre
mille ans comme médecine et plante magique. Quant à ses effets, c’est d’abord une plante purgative et laxative. Nous l’appelons « la purga », la purge. En Colombie, les habitants en
prennent quand ils ont des fièvres, souffrent d’alcoolisme, se sentent mal. Mais pour un « curandero », la maladie n’est pas seulement physique, elle revèle que le patient ne respecte plus
certaines règes, ne vit plus en harmonie avec la nature ou ses proches. L’ayahuasca lui donne accés aux « esprits » des animaux, à leur puissance, elle lui montre les forces invisibles à
l’oeuvre dans les arbres, les montages, la nature. Elle revisite le passé, fait revenir les parents disparus. C’est un voyage intérieur qui l’aide à remettre les choses à leur bonne
place. »
Pourquoi Kajuyali Tsamani mène-t-il des « cérémonies » en Europe ? L’initiation à l’ayahuasca lui semble bénéfique à tous. Il trouve préférable que ce soit un véritable "curandero"
qui accompagne ces expériences, souvent éprouvantes. Et puis, il y a la loi de l’offre et la demande. Abandonne-t-il ses malades de Chachagui, en Colombie andine, au profit des riches
Européens ? Non, il continue à vivre là-bas, où il accueille tout le monde et maintient la tradition des guérisseurs amazoniens - enquête faite, son centre existe : il y reçoit des
Colombiens, mais aussi forme des occidentaux à la medecine traditionnelle; et à l'ayahuasca.
Le recouvrement d’âme
Dans l’Amazonie indienne, la médecine traditionnelle des chamanes demeure la première méthode de guérison, et la moins
coûteuse. Les « curanderos » sont d’abord des rebouteux, des masseurs, des sage-femmes, qui préparent des décoctions, des emplâtres. Ce sont aussi des thérapeutes qui soignent « l’âme » du
malade avec les plantes psychotropes comme le « chiric sinango » (une solanacée qui guérirait le « froid au cœur »), le tabac et l’ayahuasca. Il appelle encore la chance sur un commerce, un
enfant, les récoltes, place quelqu’un sous la protection d’une « arcane » (une défense), ou bien fabrique des « pusangas » (des charmes) pour attirer l’amour, ou lance des « virotes », des
fléches invisibles. Nous entrons là dans la sorcellerie. Car le chamane est aussi un personnage ambigu, capable de magie noire, craint, souvent tenu à l’écart. Au Pérou, on l’appelle «
pandra », guérisseur, « sandatia », sage, mais aussi « metia nepuyéra », « jeteur de sorts ».
La médecine traditionnelle d’Amérique Latine, longtemps méprisée en Occident, a commencé à être étudiée sérieusement à partir
des années 1970. Depuis le début des années 1990, une nouvelle vague de chercheurs pluridisciplinaires, anthropologues, ethnologues, psychologues, éthnobotanistes, s’y attelle, n’hésitant
pas à consommer les substances pour mieux comprendre. Ainsi l’anthropologue américain Michael Harner, qui a pris de l’ahayahuasca avec les Shipibo, pense que la « curacion » joue un rôle de
guérison cathartique. Une de ses disciples, la psychologue Sandra Ingerman, devenue une figure du « développement personnel », parle de « recouvrement d’âme » et de réunification du soi
après un traumatisme. L’anthropologue colombien Luis eduardo Luna et l’américain Michael J. Winkelman parlent d’un effet « pyschointégrateur ».
En France, l’anthropologue Patrick Deshayes (Paris VII) décrit chez les derniers Huni Kuin (Brésil, Pérou) des rituels d’ayahuasca où l’on affronte et revit des peurs profondes qui
vont être maitrisées, dominées grâce au chamane. La psychoanthropologue américaine Marlène Dobkin de Rios a cotoyé dix ans les guérisseurs de Belen (Pérou), elle les assimilent à une
puissante séance d’hypnothérapie utilisant des techniques classiques de suggestion et de visualisation. Des études menées par le psychiatre américain Charles Grob (Hoasca Projet, 1992)
auprès de 15 volontaires brésiliens prenant un « thé à l’ayhuasca » toutes les deux semaines depuis 10 ans ont montré une santé solide, de la confiance en eux, un optimisme à vivre - et ont
mieux réussi les exercices de mémoire verbale que le groupe test.
Les plantes enthéogènes
Comment l’ayahuasca agit-elle ? Que dire de sa composition chimique ? Quelles plantes entrent dans sa composition ? Nous en
savons plus, maintenant que des biochimites et neuropharmocologues, après les anthropologues, étudient les plantes dites « enthéogènes », nom qu’ils préfèrent à « hallucinogène ».
Enthéogène ? Le terme provient du grec « theos », dieu, associé à « gen », engendrer, et « en », à l’intérieur de soi. Le célébre banquier passionné de mycologie, Gordon Wasson, en a donné
cette définition : « Libération ou expression du divin à travers de soi ». Les études descriptives ont suivi. Sont dites enthéogènes les substances qui déclencent des effets psychiques
proches de ceux éprouvés et décrits par les mystiques : effroi sacré, intemporalité, contact ou fusion avec une présence puissante, innéfabilité, sentiment de joie ou d’extase, revisitation
du passé, coexistence des contraires, certitude de la vie de l’âme après la mort, conscience de voir agir la conscience.
De fait, les exemples historiques d’usages mystiques des plantes ne manquent pas : Gordon Wasson a découvert les champigons appelés «
chair des dieux » (teo-nanacatl) dans les légendes des Nahua du Guatemala. Il affirme que le « soma » chanté dans les Rig Véda hindous, breuvage enivrant qui rend immortel, était
fabriqué à partir d’anamite tue-mouche. Le chimiste Albert Hofman, découvreur du LSD (présent dans l’ergot du seigle), pense que les « religions à mystère » utilisent des psychotropes,
comme les célébres « mystères d’Eleusis » en Grèce : le « kikeon », l’offrande à base de céréales consommée pendant l’initiation contenait apparemment du seigle moisi. Quant aux cérémonies
en l’honneur de Dionysos, les phallophories, elles n’allaient pas sans amphores de vin épicé et de boissons psychoactives.
Depuis peu, les recherches sur les enthéogènes se sont focalisées sur l’ayahuasca. Le terme désigne une liane florescente,
Banisteriopsis caapi – et queques autres de la même famille. Elle est préparée en décoction, toujours mélangée avec des feuilles d’un arbustre proche du caféier, la « chacruna » (psychotria
viridis). Ce breuvage s’appelle aussi « ayahuasca ». Quelquefois, le chamane ajoute d’autres plantes psychoactives, cannabis, datura, brugmansia, chiric sanango, graines de volubilis,
chacun sa recette. Cela donne des boissons aux effets différenciés. D’après le curandero Taita Martin Carveja : « Il faut apprendre à reconnaître les différents types de yagé. Avec le
culebra-guasca, que je n’aime pas parce qu’il est maléfique, on voit des serpents. Avec le mono-guasca, des singes. Avec le curi-guasca et l’indi-guasca, qui sont ceux que j’utilise, on
voit des gens. »
L’analyse chimique explique comment opère ce coktail. Les feuilles de « chacruna » contiennent à haute dose du
dymethiltritamine ou DMT, un alcaloïde peu connu, aux effets psychédéliques puissants. On trouve ce même DMT dans le « yopo », la poudre à priser hallucinogène utilisée par les Yanomanis –
et certains dealers californiens le synthétisent (c’est une « design drug »). Normalement, le DMT mangé ne libère aucun effet hallucinatoire chez l’homme, car un enzyme de notre intestin le
bloque. Or, comme l’a montré le pharmacologiste Dennis McKenna, les deux substances présentes dans la liane ayahuasca, les alcaloïdes « harmine » et « harmaline » inhibent cet enzyme. C’est
là le génie de la recette chamanique : en ajoutant de l’ayahuasca à la chacruna, le DMT peut libèrer ses effets dans le corps l’humain. En même temps l’harmine et l’harmaline étant des
psychédéliques, elles redoublent l’effet stupéfiant du DMT. Voilà pourquoi l’amère ayahuasca, breuvage combinant au moins trois alcaloïdes hallucinogènes, agit si fortement sur le cerveau
du grand singe humain. On comprend que plusieurs sociétés pharmaceutiques, notamment l’américaine « International Plant corporation », aient tenté de s’arroger sa propriété en déposant des
brevets décrivant des recettes indigènes, comme le « Sangre de Drago ».
(Ayahuasca, la liane)
Des "ayahuasca tours"
« Aujourd’hui, un médicament sur deux est d’origine végétale, et les trois-quart d’entre eux ont d’abord été expérimentés par les
médecines traditionnelles… explique Dennis McKenna en ethnobotaniste qui sillonne le bassin amazonien depuis vingt ans - co-auteur, avec son frère Terence Mc Kenna d'un livre
contesté sur effets bénéfiques des hallucinogènes : "The invisible landscape". Et les chamanes explorent depuis des millennaires l’immense forêt amazonienne, véritable sanctuaire
biochimique abritant 80.000 espèces végetales. Ils connaissent mieux que quiconque les effets des plantes médicinales. On comprend que beaucoup de monde s’intéressent de près à leur «
plante mère », l’ayahuasca, comme aux autres plantes curatives.»
Nous sommes toujours au « Psychedelic forum » de Bâle. Ce soir Jan Kounen va projeter son film, et Dennis MCKenna vient de
participer à la conférence-débat : « Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur les psychédéliques ». Il reprend : « Quand je regarde ces traditions indiennes, leurs cérémoniels,
avec ces chants, ces visions prodigieuses, cette mystique, je me demande s’il ne faut pas s’opposer à ce que les plantes magiques soient transformées en molécules pharmaceutiques brevetées
par Merck ou Pfizer. L’essentiel va être perdu, pour être réduit à des sensations affaiblies, détachées des rituels qui les accompagnent. Cela va faire comme avec les « ayahuasca tours »
qui se transforment en séances de danse pittoresque, tandis que les chamanes se battent entre eux pour attirer les touristes. Je préfère la manière dont l’ayahuasca se fait connaître à
travers les conférences, les articles scientifiques, les petits groupes d’amateurs, les sites de débat sur Internet. Par cette voie, l’ayahuasca rencontre ceux qui ont besoin d’elle.
»
Après la projection du film de Jan Kounen salle San Francisco, j’ai demandé à Kajuyali Tsamani ce qu’il pensait des effets spéciaux censés décrire les visions sous ayahuasca, ces
kaleidoscopes de boas, ces mandalas de tarentules entrecoupés des tourbillons fractals, une esthétique assez Harley Davidson.
Le chamane a répondu, souriant : « C’est le premier niveau ».
Pour aller plus loin
Un site consacré aux plantes mystiques ou « enthéogènes »
http://www.entheogenes.net/index.php/
Un article de synthèse sur les effets de l’ayahuasca par le neuropharmocologue Frédéric Bois-Mariage (Paris VII)
http://www.cairn.info/revue-psychotropes-2002-1-page-79.htm
Un article critique sur la « chamania » par l’anthropologue Jean Loïc Le Quellec (CNRS)
http://www.cairn.info/revue-afrique-et-histoire-2006-2-page-41.htm
Le site consacré « aux relations complexes des hommes et des psychoactifs »
http://www.erowid.org/
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