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DE MEDIAPART /Les homosexuels victimes de persécutions sont «obligés de quitter la Tchétchénie»
Irina Gordienko est l’une des deux journalistes de Novaïa Gazeta à avoir révélé en avril la vague d’arrestations arbitraires dont étaient victimes les homosexuels de Tchétchénie. Jeudi soir, elle s’est vu décerner à Paris le prix de la presse étrangère par l’Association des journalistes LGBT.
Son journal a été menacé par Ramzan Kadyrov lui-même, mais elle n’a rien changé à son travail. Irina Gordienko, l’une des deux auteures des enquêtes publiées en avril sur les persécutions visant les homosexuels en Tchétchénie, ne semble pas impressionnée outre mesure par les propos du président tchétchène, lequel a déclaré que Novaïa Gazeta déshonorait sa république et insultait l’islam. C’est une provocation, a-t-il dénoncé, répétant qu’il n’y avait pas de gays en Tchétchénie. Il exige, depuis, que les journalistes s’excusent à genoux devant lui… « Il a de l’espoir ! », s’amuse Irina.
La journaliste russe, sereine, préfère retenir de toute cette histoire les réactions internationales que ses articles ont provoquées. « On ne s’attendait pas à une telle avalanche de réactions des ONG, des médias et des dirigeants occidentaux. Cela a exercé une pression sur les autorités russes, très préoccupées de la réputation de leur pays à l’étranger ; les autorités tchétchènes ont été obligées de mettre fin à cette purge. Et cela a favorisé l’octroi de visas à l’étranger pour les homosexuels persécutés. »
Au moins une centaine de Tchétchènes soupçonnés d’être homosexuels ont été arrêtés en mars dans la petite république caucasienne et détenus de manière arbitraire pendant une quinzaine de jours. Battus, torturés, la plupart sont aujourd’hui libérés mais trois d’entre eux ont été assassinés. Certains ont par ailleurs disparu, et l’on ne connaît pas avec exactitude le nombre de victimes.
Irina Gordienko, qui s’est vu décerner ce jeudi 29 juin à Paris le prix de la presse étrangère par l’AJL, l’Association des journalistes LGBT, raconte la difficulté de travailler sur le terrain tchétchène. « La plupart des lieux de détention sont des prisons secrètes. On ne peut pas y accéder. Certes, en tant que journaliste, on peut toujours se rendre en Tchétchénie. Mais rencontrer des homosexuels sur place les mettrait en danger. Il faut les voir à l’extérieur, de préférence dans une grande ville. »
C’est à Moscou qu’Irina a rencontré la plupart des victimes de cette purge anti-gays. Elle a interviewé une vingtaine de personnes différentes, toutes ayant fui la république de Kadyrov une fois sorties de prison. Comment a-t-elle fait pour gagner leur confiance ? « Voilà une quinzaine d’années que je travaille sur la Tchétchénie, et mon journal est reconnu pour ses enquêtes sur la région. Nous avons donc une certaine expérience pour faire parler les gens et ils connaissent notre réputation », dit-elle modestement. C’est précisément à Novaïa Gazeta que travaillait la journaliste Anna Politkovskaïa, assassinée en 2006 et auteure de nombreuses enquêtes sur le conflit tchétchène...
« Cela dit, ajoute Irina Gordienko, les personnes qui ont témoigné sont extrêmement courageuses : elles nous confient leur vie... Si jamais leur nom est divulgué, leurs jours et ceux de leur famille sont en danger. Et même si leur identité n’est pas publiée, les histoires qu’elles nous racontent peuvent permettre de facilement les identifier, la Tchétchénie étant un très petit pays. À nous de veiller à préserver leur anonymat. Nous avons une règle très basique : il ne faut pas mettre ces gens en danger. Tout ce que nous voulons faire, c’est les aider. »
Irina raconte une société tchétchène sous l’emprise de lois ancestrales, où quiconque déshonore sa famille, son clan, peut être condamné à mort. « L’assassinat de proches a toujours existé dans cette société traditionnelle, en particulier dans les montagnes. Quelqu’un qui trahit publiquement son clan peut être tué ou renié par son entourage. Les autorités tchétchènes s’appuient là-dessus pour manipuler l’opinion publique. » C’est ce qui s’est passé avec les homosexuels (ou supposés tels) qui ont été arrêtés. Au moment de la libération d’une vingtaine de détenus à la prison d’Argoun, le président du parlement tchétchène en personne est venu pour les forcer de manière humiliante à reconnaître publiquement qu’ils étaient homosexuels devant les hommes de leur clan venus les chercher. Pour les familles, c’est le déshonneur total. « À partir de là, les victimes ne peuvent plus revenir dans leur famille. Elles ne pourront pas se marier, auront toutes les difficultés du monde à trouver un travail, ne pourront pas mener une vie normale. Ces hommes sont obligés de quitter la Tchétchénie. » Irina rapporte ainsi le témoignage d’un homosexuel détenu à Argoun, obligé de fuir après sa libération. Son orientation sexuelle était connue de tous dans son village mais personne n’en parlait. À partir du moment où il est arrêté, son homosexualité est sur la place publique : le consensus silencieux est brisé, il doit partir.
Aujourd’hui, estime Irina, une quarantaine de personnes se sont exilées à Moscou, et une vingtaine ont déjà réussi à trouver refuge à l’étranger. « Même à Moscou, les victimes ne sont pas en sécurité. Elles peuvent être retrouvées facilement par la police tchétchène. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé à l’un des hommes avec qui je suis en contact. La police tchétchène, qui le faisait chanter chez lui en lui réclamant de l’argent en échange de son silence, l’a retrouvé, l’a battu, et lui demande de l’argent à nouveau… Il a été obligé de demander l’asile dans un pays européen. »
Si les victimes tchétchènes sont aujourd’hui libérées, d’autres « groupes sociaux » croupissent toujours en prison dans la république caucasienne, avertit Irina Gordienko. En particulier les usagers de drogues qui, comme toutes les personnes déviantes pour l’ordre moral tchétchène, sont emprisonnés sous le motif de « soutien au terrorisme » : « Cette désignation fait que l’on ne peut rien prouver, et elle permet de cibler des familles entières. Certains sont ainsi emprisonnés depuis deux ans sans aucun espoir de sortie ! »
Kadyrov se comporte en fait comme un monarque vis-à-vis de sujets qu’il peut arrêter ou humilier comme bon lui semble, explique l’enquêtrice de Novaïa Gazeta. La vérité importe peu dans ce contexte et la loi russe n’est de toute façon pas appliquée sur le territoire tchétchène. La dérive sanguinaire de Kadyrov pourrait toutefois bien avoir trouvé ses limites avec le retentissement international de cette vague d’arrestations. « L’image de la Russie a été écornée et Poutine va le faire payer à Kadyrov », veut croire la journaliste. De quelle manière ? Nul ne le sait pour l’instant, tant les intérêts de l’un et de l’autre sont entremêlés.¤
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