Une grand- mère exemplaire
[...] Peu à peu, sans cesser de marcher comme hôtel de passe, il se forma au bar et à la salle à manger,
dont les murs avaient été enlevés pour en faire un espace unique, une sorte de cercle assez élitiste, sans nom ni licence, qui n'accueillait qu'une clientèle choisie qui pouvait se permettre de
fréquenter l'endroit.
Mario se retrouva donc à gérer quelque chose qu'il n'aurait même pas su qualifier, mais où sa présence
semblait essentielle, autant parce qu'il connaissait tout le monde qu'à cause de sa bonne humeur et de sa sympathie.
Certains de ces hommes auraient fait les pieds au mur pour le mettre dans leur lit, Petru n'en doutait
pas, même si aucun n'avait osé faire plus que des allusions voilées que Mario avait habilement su éluder. Et au plus grand malheur de Petru, Mario continuait à s'isoler de temps en temps avec cet
homme.
L'argent coulait à flots, à présent, et le revenu des chambres était devenu une part marginale des
recettes.
Mario put donc rembourser à madame Becarelli tout ce qu'elle lui avait prêté pour l'opération de sa mère
et, puisque madame Adèle ne se remettait pas de l'intervention et que son état ne s'améliorait pas, il arriva à la faire transférer dans une bonne clinique spécialisée en maladies chroniques sur
les collines de Vimercate. Madame Adèle n'était désormais pas plus utile à elle qu'aux autres, elle n'était plus qu'un fardeau.
Mais Petru voyait bien que Mario n'était pas vraiment serein, on aurait même dit que sa jeunesse
s'étiolait prématurément. Bien qu'il soit le cœur de ce club informel, le jeune homme semblait de plus en plus seul et fatigué.
Le fait est que Mario, et Petru le voyait de plus en plus clairement, était exploité par les hôtes du club
qui l'obligeaient à en être l'animateur, mais ça lui permettait de payer la clinique de sa mère. Il était aussi exploité par les policiers et les inspecteurs des impôts qui fermaient l'œil sur le
fait qu'il n'avait pas les licences nécessaires en échange de l'usage gratuit des chambres ou de sollicitations régaliennes... enfin de pots de vin. Il était exploité par sa mère qui ne lui
laissait pas un instant de répit, qui aurait voulu le voir tous les jours et qui le submergeait, quand il allait la voir, de lamentations sur tout et tout le monde.
Petru réalisa qu'il était, avec grand-mère Félicité, le seul vrai soutien de Mario, son seul vrai ami...
et il continua à l'aimer en silence.
Un jour, alors que Petru était dans le réduit derrière la réception à faire les comptes du mois, il vit à
travers le miroir sans tain qui donnait sur le comptoir deux sales types louches.
"Monsieur Mario Vizzini, c'est bien ça ?" demanda l'un d'eux.
"Oui..."
"Pas mal, cet hôtel... nous avons entendu dire que depuis quelque temps... il rapporte beaucoup..."
"Excusez-moi, mais... vous désirez ?" demanda Mario, tendu.
"Vous êtes seul ?" demanda l'homme en guise de réponse.
"Oui..." mentit Mario.
Petru sentit quelque chose de très étrange, de... dangereux, alors il se leva et s'approcha en silence de
la glace sans tain pour mieux voir ce qui se passait.
"Il serait très dommage que... qu'il y ait un incendie... Vous ne trouvez pas ? Nous pourrions vous faire
une assurance contre tout... incident, en échange d'un pourcentage honnête de vos recettes..."
Petru sentit très clairement la tension de Mario, bien qu'il le voit de dos, et il se demanda s'il devait
sortir pour lui prêter main forte et se tenir à ses côté.
"Nous sommes déjà assurés à la Générale, nous n'avons besoin de rien d'autre." répondit sèchement
Mario.
"Oh mais si, tu as besoin d'autre chose..." dit l'homme avec une grimace en passant soudain au tu.
Mario tremblait, pas de peur, mais de rage. Le regard incendiaire, il répondit : "Tout ce que j'ai à
perdre c'est ma famille et l'hôtel, mon travail, quoi. Et si vous vous hasardez à toucher l'un ou l'autre, je vous jure que... je vous jure que je vous le ferai payer et..." dit-il en sortant le
pistolet du tiroir et en le brandissant, "je n'hésiterai pas à vous tuer, même si ça doit me valoir perpète, si je vous vois encore ne serait-ce que passer dans le coin. J'ai été assez clair ?
Maintenant, hors d'ici... et au pas de course !"
Petru se montra alors à la porte et dit : "De toute façon j'ai tout filmé ! Allez, cassez-vous !"
Les deux hommes partirent sans un mot, en grande hâte.
"Dommage que tu n'aies pas pu le faire vraiment..." lui dit Mario, encore tendu.
"Mais ils n'en savent rien. Et de toute façon je les ai bien regardés et s'il le faut je suis prêt à les
décrire et à témoigner qu'ils t'ont menacé. Espérons qu'ils ne se montrent plus."
"Merci d'être venu..."
"Je n'allais quand même pas te laisser seul ! Mais tu ne devrais pas les dénoncer ?"
"Je ne sais pas. Je ne les avais jamais vus, avant, il faudrait que je porte plainte contre X. Voyons
s'ils essaient encore..."
Peut-être ces deux hommes n'étaient-ils que deux balourds qui ne s'attendaient pas à une réaction aussi
décidée, ou étaient-ce les connaissances intéressantes que Mario avait fait au club, mais non seulement il arriva à ne pas céder au racket de ces malfrats, mais il put par la suite s'affranchir
des flics et des inspecteurs des impôts. Petru était presque sûr que "monsieur le juge", toujours l'un des clients les plus fidèles des soirées au bar de l'hôtel, devait avoir bougé les bons
pions.
Le jour, Petru faisait tourner l'hôtel, même si les couples se faisaient de plus en plus rares, pendant
que Mario allait à Vimercate s'occuper de sa mère malade. Puis, le soir et la nuit, jusqu'au petit matin, Mario animait le salon, avec l'aide de Fane qui tenait le bar, et il entretenait cette
étrange congrégation de riches célibataires qui ne cherchaient que très rarement du sexe mais seulement de la compagnie et du contact humain.
Un matin, Fane dormait et Mario venait de partir voir sa mère, grand-mère Félicité sortit de la cuisine en
essuyant ses mains sur son tablier blanc et elle alla au comptoir de la réception où Petru lisait un roman policier.
"Il y a des clients, en-haut ?" demanda-t-elle.
"Juste quatre couples."
"Oui, pas beaucoup... Laisse-moi m'asseoir un moment avec toi, qu'on bavarde un peu..." dit-elle en
faisant le tour du comptoir, et elle prit la chaise libre et s'y assit. "Dis-moi, Petru, tu arrives à garder patience ?" lui demanda-t-elle à voix basse.
Le jeune homme ferma son policier et le posa, il avait la vague impression de se douter à quoi la vieille
dame faisait référence et que la conversation ne serait pas courte.
"Oui... oui, j'y arrive..."
"Et ce n'est pas trop dur ?"
"Non..."
"... ce n'est pas trop dur de voir que Mario... a ouvert les yeux mais... ne t'a pas vu ?"
Petru la regarda, émerveillé : "Comment vous faites, grand-mère Félicité, pour tout voir tout en étant
toujours à la cuisine ?"
"Les femmes de chambre... voient ce que je ne peux pas voir. Tu penses bien qu'elles sont tout de suite
venu tout me raconter... avec plein de détails."
"Ah..."
"Quoi qu'il en soit... d'après moi... ça ne durera pas, avec ce type, et quand ce sera fini... Mario aura
besoin que tu sois près de lui, pour l'aider à surmonter sa déception..."
"Bien sûr que je serai près de lui, mais... qu'est-ce qui vous fait dire que ça va finir ? Comment
pouvez-vous en être sûre ?"
"Je ne connais pas cet homme, mais je connais très bien mon petit fils. Si tout allait bien, s'il avait
trouvé le vrai amour... je m'en serais aperçue, même s'il ne me dit rien. Toi par contre... je sais que tu saurais lui donner le vrai amour. Je sais qu'avec toi il pourrait être heureux."
"Comme je voudrais que vous disiez vrai, grand-mère Félicité..."
"Je comprends que cette période... pour toi... le savoir avec... cet homme... est loin d'être facile. Mais
tu as quelques avantages sur ce type."
"Moi, des avantages ? Mais lesquels ?"
"Tu as toujours été là, tu connais Mario mieux que lui... et surtout toi tu l'aimes." dit la vieille dame
en mettant l'accent sur le "toi".
"Mais si Mario ne devait jamais m'aimer ? Ne jamais plus m'aimer qu'on ne peut aimer un frère ou un ami
?"
"Et toi, tu pourrais arrêter de l'aimer ?"
"Non. Non, je ne pourrais pas."
"Et bien alors... si ce que tu crains devait arriver... continue à l'aimer et à souffrir, mon pauvre
Petru."
"Peut-être devrais-je avoir le courage de lui dire ce que je ressens pour lui..."
"Maintenant qu'il est avec cet homme... il n'est peut-être pas prêt à t'apprécier à ta juste valeur. Mario
croit à l'évidence avoir trouvé ce qu'il lui fallait."
"Alors j'aurais dû essayer moi, avant que ce type n'arrive."
"Peut-être... mais peut-être pas. Va savoir ce que ce type est arrivé à éveiller en lui... Tu aurais
peut-être aussi pu y arriver. Mais de toute façon, il en a été ainsi."
"Pourquoi, grand-mère Félicité, tout est toujours si compliqué ?"
"Parce qu'il faut être prêts tous les deux. Par chance, toi tu continues à être prêt pour lui, tu n'as
qu'à attendre... et espérer qu'il réalise être prêt pour toi. D'après moi... ça arrivera tôt ou tard. Du moins je l'espère de tout mon cœur, autant pour mon Mario que pour toi."
"Je n'ai jamais connu mes grand-mères... mais j'aurais aimé qu'elles soient comme vous."
"Et moi je suis contente que tu aies arrêté de m'appeler madame pour me dire grand-mère."
"Je ne vous en ai même pas demandé la permission... ça m'est venu tout seul de vous appeler comme ça,
comme Mario vous appelle."
Félicité sourit : "Les choses qui viennent toutes seules sont les meilleures. Bon, il faut que je retourne
à la cuisine. Je dois repasser vos uniformes pour que vous puissiez vous changer. Tu sais que Mario tient à ce que vous soyez toujours impeccables. Ce n'est pas parce que c'est devenu un hôtel de
passes qu'il faut négliger l'apparence."
"Vous, grand-mère Félicité, vous ne vous êtes jamais remise que madame Adèle ait décidé d'accepter la
proposition de madame Becarelli, n'est-ce pas ?"
"Et bien... que veux tu que je dise... je suis de la vieille école..."
"Pas tellement, si vous avez accepté mon amour pour Mario et si vous espérez qu'on finisse ensemble." dit
Petru en souriant.
"Toute la différence est là. S'il ne venait ici que des couples qui s'aiment mais n'ont pas d'endroit...
ça ne me poserait aucun problème. C'est vrai. Ce qui me déplait c'est que ces filles... et ces garçons, font ça pour de l'argent, parce qu'ils y sont forcés. Si quelqu'un devrait comprendre ça,
Petru, c'est bien toi."
"Certaines filles font ça pour l'argent mais sans y être obligées... elles ont des parents riches et
l'argent ne leur manque pas... Mais elles en veulent plus... Et puis... elles disent que ça les amuse..." lui fit valoir Petru.
"Toutefois elles ne le font pas par amour, ça ne change rien !"
"Mais c'est mal de s'amuser ?" lui demanda le jeune homme.
"S'amuser n'est pas mal, mais... Je suis vieille mais faire commerce du sexe... je ne sais pas... ça me
semble laid. Se faire utiliser par un homme juste pour... Surtout quand on n'est pas obligée... Si j'avais une fille qui fasse ça, je crois que j'en mourrais de chagrin."
"Peut-être que pour certaines filles de bonne famille l'argent n'est qu'une excuse..."
"Une excuse, comment ça ?"
"Une fille qui aime coucher avec n'importe qui, on la traite de putain, non ? Alors... dire qu'elle fait
la putain juste pour l'argent... lui permet de coucher avec qui elle veut... Enfin, je parle de celles qui ne sont pas obligées."
"Je n'avais jamais pensé à ça, Petru. Peut-être que tu as raison. Il faut que j'y réfléchisse... Mais
maintenant il faut vraiment que je retourne travailler."
Petru se demandait comment il se faisait que madame Félicité, qui avait toujours été très taciturne, aime
tant parler avec lui. Il comprenait que ses relations avec madame Adèle ne soient pas si bonnes... Belle-fille et belle-mère s'entendent rarement à merveille. Mais il savait qu'elle aimait bien
Mario, pourtant elle semblait parler plus volontiers, plus longtemps, avec lui qu'avec son petit-fils.
Quoi qu'il en soit, Petru était heureux que la vieille dame ait tout compris de son amour pour Mario et
qu'elle l'approuve, mieux, qu'elle espère qu'ils finissent ensemble. Et pouvoir en parler avec elle était magnifique, parce que celui qui aime a besoin de parler à quelqu'un de son amour, surtout
quand il n'est pas partagé.
Rares sont les gens capables de tout garder enfermé dans leur cœur sans risquer qu'il
n'éclate.
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