Le site de rencontres américain SeekingArrangement.com/fr (pour le moment hébergé
aux Etats-Unis mais décliné en français) lancera-t-il sa version française comme prévu dans quelques semaines? Le Français SugarDaddy.fr, qui comme
la version américaine est fondé sur un principe d'«échanges» entre de riches hommes (dits «sugar daddies») à la recherche de «compagnie» et de jeunes étudiantes fauchées (dites «sugar babies») en quête d'une «aide financière ou matérielle» est visé depuis une semaine par une enquête pour
proxénétisme.
Ce principe d'échanges intervient dans une zone de non-droit: ni réseau de prostitution assumé, ni site de rencontres classique,
SeekingArrangement joue sur la rhétorique de «l'échange de bons procédés». Techniquement, les relations sexuelles ne sont donc ni obligatoires, ni «tarifées», mais plutôt «largement
sous-entendues» et «récompensées».
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Pour Françoise Gil, sociologue et spécialiste de la prostitution interrogée par Le Monde, le concept de ce site de rencontres n’est
«rien d’autre qu’une formulation plus light
et plus élégante que les formulations habituellement utilisées pour les sites d’escort». Pour le dire autrement, SeekingArrangement.com,
comme SugarDaddy.fr seraient donc des plateformes de prostitution qui ne disent pas leur nom.
Un site pour «les gens qui n’ont pas peur d’être honnêtes»
Selon Brandon Wade, le créateur de SeekingArrangement.com, la plateforme a le mérite d’être en
phase avec les attentes de son public:
«Nous ne faisons rien d’autre que de mettre en relation des gens qui n’ont pas peur d’être honnêtes et d’énoncer franchement ce qu’ils
désirent.»
Ce diplômé du MIT, qui se décrit aussi comme un «dating expert», avoue lui-même «avoir longtemps eu des difficultés à s’attirer les
faveurs des femmes»: «Ma vie amoureuse était catastrophique. Je portais des lunettes à la Harry Potter et j’étais un gros nerd, alors je n’avais d’autres choix que de fréquenter
des sites de rencontres», a-t-il expliqué pour justifier son
entreprise.
«Pour certaines personnes, avoir une vie sentimentale relève du parcours du combattant et on sait bien qu’aujourd’hui, beaucoup de gens
tentent de gagner du temps. C’est la raison pour laquelle un site comme SeekingArrangement ne me choque pas vraiment: après tout, cette plateforme ne fait que aider des gens X qui veulent
de la compagnie à rencontrer des gens Y qui cherchent à être entretenus», me dit Marie, une utilisatrice du site pour qui SeekingArrangement n’invente rien mais soutient une
réalité qui existe déjà».
A ceci près que l'expression «se faire entretenir» est un vide juridique à elle seule. En effet, si une femme au foyer est décrite comme
«entretenue par son mari» puisque techniquement dépendante des ressources de celui-ci mais unie à lui aux yeux de la loi, à l'inverse, une femme «entretenue et célibataire»
est-elle soumise à un rapport de subordination à celui qui l'entretient? Et à partir de quand peut-on juger qu'une «cocotte» ne fréquente un homme qu'exclusivement mue par des besoins
financiers? Devrait-on parler de prostitution que si et seulement si ces besoins financiers sont vitaux?
Chez les défenseurs du site, on avance d’ailleurs la liberté de chacun à disposer de son propre corps. Mais pour un certain nombre de
commentateurs, s’adosser à «une réalité qui existe déjà –celle des femmes entretenues» ne légitime en rien la promotion d’un tel concept d’«échanges».
La contrainte économique comme fond de commerce
«Je ne critique absolument pas les femmes qui ont recours à la prostitution pour survivre, je critique le système immonde [de
SeekingArrangement] qui les exploite dans une zone liminale entre "dating" et prostitution», me dit Anne-Charlotte Husson, militante féministe qui tient le site
cafaitgenre.org. Pour celle qui est aussi membre du laboratoire GenERe, il est «révoltant» que le site
s’adresse à «des femmes qui sont la plupart du temps en situation précaire».
Tandis que SeekingArrangement fait usage d’expressions aussi floues que «relations mutuellement avantageuses et aides financières»,
Pauline Arrighi de Osez le féminisme! alerte sur cette rhétorique marketing qui joue
en réalité sur un «consentement dicté par la contrainte économique». Aussi, même si le site estime ne pas être bien différent des autres plateformes de rencontres, il convient de
rappeler que «l’asymétrie commence avant le premier rendez-vous: les hommes s’inscrivent car ils ont envie de rencontrer de jolies jeunes femmes, les femmes sont là pour financer leurs
études ou pallier une situation économique difficile».
En ce sens, ces sites ne présentent pas exactement les mêmes enjeux que ceux qui animent le débat autour de la prostitution, pomme de discorde
entre abolitionnistes et réglementaristes. Pour Pauline Arrighi comme pour beaucoup d’autres détracteurs, c’est ici la question du risque de l’engrenage qui se pose. La militante rappelle
que «c’est le désir qui fait la différence entre une relation, même brève et sans conséquence, même décevante, même médiocre... et l’appropriation du corps et de la sexualité d’une
étudiante par un "sugar daddy"». C’est dans cette mesure que SeekingArrangement ou SuggarDaddy.fr ne peuvent être considéré comme des sites de rencontres tels qu’il en existe déjà,
comme s’en défendent leurs créateurs.
Une banalisation de la prostitution étudiante
Au-delà du fait que chacun est libre de disposer de son corps, c’est donc la question de la normalisation de la prostitution des jeunes filles
sans le sou qui est en jeu. Pour la juriste Jarod Barry, cité dans Le viol-location: liberté sexuelle et prostitution publié aux éditions L’Harmattan, la prostitution est par nature un contrat de dépendance:
«L’état de dépendance économique dans lesquels se trouvent nombre de personnes prostituées […] mérite d’être réexaminé, en tant qu’arme
contre la reconnaissance d’un consentement exempt de violence.»
Mais à aucun moment SeekingArrangement ne nomme explicitement le concept de relations sexuelles tarifées. Si rien ne les contre-indique
cependant, la plateforme préfère parler d’échanges de «bons moments» allant de compagnie dans des restaurants de luxe à jolis cadeaux en passant par voyages offerts. Cette même légèreté de
ton se retrouve dans une tribune du créateur du site, publiée sur le Huffington Post
britannique:
«Toutes les femmes ont un jour rêvé d’être une princesse. Et à mesure qu’elles grandissent, elles souhaitent ensuite être traitées comme
des reines. Les dessins animés Disney ont mauvaise presse auprès des féministes et des gens réalistes. Pas étonnant, à partir du moment où seules quelques héroïnes de la vraie vie arrivent
à se débrouiller sans l’aide d’un Prince Charmant!», estime Brandon Wade, qui déclare «laisser parler l’enfant qui est en lui» et estime qu’il y a des leçons à tirer des
princesses Disney.
«Traitée comme une princesse»
Aussi, même si l’on met de côté la question de la prostitution étudiante, pour la sociologue Françoise Gil, «le danger de ce genre de
plateformes c'est qu'elles normalisent le fait de pouvoir être entretenue quand on est une jolie jeune femme et qu'on rêve d'avoir plus et de mener une vie de princesse. S’il est
relativement facile pour elles d'obtenir entre 3.000 euros et 4.000 euros par mois en argent et de cadeaux, cela le sera beaucoup moins quand elles arrêteront et trouveront un boulot qui ne
leur fournira que 2.000 euros à 3.000 euros de salaire. Elles resteront insatisfaites et continueront à vouloir des produits de luxe. Or ces sites et les “généreux bienfaiteurs” ne
recherchent que des très jeunes femmes».
Le champ lexical utilisé par le site SeekingArrangement est également évocateur. Selon Anne-Charlotte Husson, «il est important d'insister
sur le fait que ce système relève de la domination masculine. Les femmes forment l'immense majorité des "sugar babies" et les "sugar daddies" ne sont eux, comme leur nom l'indique, que des
hommes. Même si la connotation incestueuse et pédophile à la fois est claire, ces expressions servent à atténuer la réalité dont on parle et à ancrer ce système dans l'ambiguïté d'une zone
de non-droit».
Vide-juridique
Contacté par Slate.fr, Eric Barbry, avocat à la cour d’appel de Paris, rappelle que pour l’heure, «aucune législation n’encadre ce genre
de sites». «Si un site de rencontres propose de mettre en relation des gens afin qu’ils passent du bon temps ensemble sans faire explicitement mention de rencontres financières à
caractère sexuel, il n’y a rien dans le code pénal pour le sanctionner», explique-t-il, rappelant que cette nouvelle forme d’échanges financiers ne dispose pas encore de statut
juridique. Le problème se poserait donc seulement si SeekingArrangement affichait la prostitution sur son fronton, car au-delà du côté volontairement flou de ses conditions générales
d’utilisation, la plateforme n’est pas supposée savoir comment ses membres l’utilisent exactement.
«En me connectant à SeekingAarrangement, je n’ai pas l’impression de me prostituer, explique Marie, l’utilisatrice interrogée plus
haut. Après une relation sexuelle, mon “sugar daddy” ne me tend pas une liasse de billets. Par contre, c’est à moi, au cours de nos rendez-vous, de savoir le séduire
suffisamment pour qu’il ait envie de m’acheter un sac ou un parfum par la suite. Nous vivons donc une relation comme il en existe plein d’autres (et même plus saine encore, puisque
techniquement je ne “profite” pas de lui partant du principe qu’il sait où il met les pieds). Ce n’est pas une prestation de service, donc pas de la prostitution.»
Et l’avocat Eric Barbry de rappeler que l’on peut être complice par action ou par inaction, mais que pour le moment, rien n’accuse ouvertement
le site d’héberger une prostitution cachée. «Le site fonctionne a priori entre utilisateurs majeurs et consentants. Il y a une ambiguïté de façade», conclut-il.
Emilie Laystary
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