Jeudi 8 janvier 4 08 /01 /Jan 07:43

 

 

 

Guerre d'Algérie LE 5 JUILLET 1962 A ORAN  dans le journal le MONDEC

L'impossible lumière sur un épisode étrangement négligé et donc méconnu de l'histoire d' une guerre qui ne s'acheva pas en mars avec les accords d'Evian.

Comment peut-on être pied-noir ? Né à Oran le 7 novembre 1958, j'appartiens à la "génération couffin" qui vécut le grand départ de l'été 1962 dans les bras d'une mère. Soit plus d'un siècle après l'arrivée des membres de mon "olivier généalogique" sur une jolie côte méditerranéenne. Je ne suis pas encore retourné là-bas, pour savoir.

Mes aïeux mélangés sur place ? Un Lorrain anarchiste qui voulait rester Français, une Andalouse venue élever des chevaux, un armateur Napolitain de l'île de Procida et une Juive de Tétouan douée pour les affaires. Devient-on pied-noir (c'est un sentiment) comme on se choisit juif ? Le devient-on lorsque, enfant sur la Côte basque – j'ai quitté Oran le 25 juillet 1962 pour grandir à Bayonne - des copains d'école élémentaire à la cruauté touchante vous déchaussent de force dans les vestiaires pour vérifier la couleur de vos pieds ? Ou bien lorsque votre première amoureuse, Miren, neuf ans, vous reprend vertement : "On dit pas : A voir ? Mais : Voyons ! Ou : Montre-moi !..". Cela conduit, des années après, à écrire un livre sur le parler pied-noir. Histoire de fixer l'évanescente tchatche du soleil. Par amour des mots et goût du paradoxe : écrire l'oral. Avant l'oubli. En souvenir de Miren…

18 mars 1962 : Signature des accords d'Evian. 19 mars : cessez-le-feu sur tout le territoire. La fin des "événements", a priori. Il n'en sera rien. La semaine suivante, massacre rue d'Isly, à Alger. Si loin, si près d'Oran (mon père ne boira plus jamais d'eau d'Evian). 8 avril : référendum sur l'autodétermination, en métropole. 1er juillet : second volet du référendum en Algérie. Total : 99,72% "oui" en faveur de l'indépendance ; reconnue le 3 par le général de Gaulle. 4 juillet : jour de liesse en Algérie. 5 juillet : anniversaire de la chute d'Alger en 1830, qui marqua le début de la conquête du pays par les Français. C'est la date choisie pour fêter une Indépendance flambant neuve. Manifestations pacifiques et circonscrites dans tout le pays. La guerre d'Algérie est vraiment finie.

Or ce jeudi-là à Oran, ville algérienne depuis deux jours, ces manifestations tournent au massacre, aux enlèvements massifs. Au dégoût que nous savons. Ou que nous ne saurons jamais avec précision : 365, 700, 3 000 morts et disparus entre 11 heures et 17 heures ? Il fait beau, évidemment. Mon père se trouve sur le port avec un cargo en partance pour Carthagène, qu'il aide à charger de nombreux pieds-noirs qui préfèrent la valise au cercueil. Vers onze heures moins le quart, mes grands parents maternels nous cueillent, ma sœur Muriel, deux ans, et moi, pour aller passer l'après-midi à la plage, dans leur cabanon de Bouisseville. Ma mère reste seule chez nous, au centre-ville. La Dauphine a pris la route. Nous échapperons aux barrages et aux rapts routiers pourtant nombreux ce jour-là. À quelques minutes près, nous étions pris dans un tourbillon de folie meurtrière… 11 heures. Une foule en délire venue des faubourgs, notamment du Village-Nègre, surgit en plusieurs points de la ville. Civils armés et soldats Algériens mêlés. Les couteaux sont tirés. Et utilisés. Les armes à feu aussi. La suite ? – des Français désarmés, fusillés comme des lapins, poignardés comme des thons, enlevés comme des pucelles par des Huns, brûlés vifs comme des hérétiques, pendus à des crochets de bouchers, torturés de façon atroce… Tout cela en temps de "paix".

 Qui a mis le feu à une foule "à cran" (chacun peut comprendre cela, au bout de 130 ans de brimades, dont 8 de guerre) en tirant les premiers coups ?  Des fellaghas enragés ? L'ALN, Armée de libération nationale ? Des infiltrés du FLN ? Des ATO, Auxiliaires temporaires occasionnels ? Les derniers activistes de l'OAS n'ayant pas encore fui en Espagne ? Fut-ce spontané ou bien fomenté ?

Mon oncle Naphtali et son fils Gérard, 13 ans, sont enlevés vers midi. Les mains sur la nuque, un canon dans le dos, ils appellent au secours l'armée française en faction devant certains lieux, au hasard des rues. Elle est "hors-jeu" depuis quatre jours. Consignée, elle ne doit plus se mêler du maintien de l'ordre. Demeure l'arme au pied. Les gendarmes mobiles et les CRS aussi. Tous sont aux ordres du commandant militaire du secteur d'Oran, le général Katz, surnommé plus tard "le boucher d'Oran". En pleine tuerie, vers 12h30, il survole la ville en hélicoptère pour apprécier la situation, puis déjeune à l'aéroport de La Sénia. Téléphone à de Gaulle, qui lui aurait répondu : "Surtout ne bougez pas". Joseph Katz se trouve à la tête de 18 000 militaires. L'ordre d'intervention fut donné aux gendarmes mobiles vers 14h30 seulement. Une heure plus tard, contre-ordre de rejoindre les casernes. Au cours du massacre, des militaires pris pour cibles désobéissent en ripostant, et "portent assistance à des civils en danger".

Les marsouins de la 3ème compagnie du 8ème Rima, Rabah Khelif et sa 403ème Unité de force locale ; les 2ème Zouaves en sont. Avec, c'est important, nombre d'Algériens qui sauveront des amis pieds-noirs. Vers 19 heures, mon père joint par téléphone ce jeune radioamateur qui a eu le réflexe héroïque de lancer des SOS au monde entier, via Saint-Lys Radio, à la mi-journée. Y répondirent des navires de guerre américains, allemands, espagnols stationnés en Méditerranée… Ce geste fit-il réagir de Gaulle ? Naphtali et Gérard s'échapperont par miracle. D'autres furent torturés ou immédiatement égorgés et jetés dans l'eau croupie du Petit-Lac, aux abords de la ville. Les jours suivants, les bulldozers du génie, sur ordre du général Katz, iront vite enterrer et étouffer à la chaux vive un charnier devenu pestilentiel. Il le restera des années, les jours de forte chaleur.

Terrée comme une proie n'ayant d'autre défense que la dissimulation, ma mère dut son salut au silence, lorsque d'aucuns tenteront de forcer l'entrée de l'immeuble. La tuerie virait à l'ivresse. Savoir qu'elle aurait pu être égorgée ou mitraillée ce jour-là me retourne encore le cœur. Elle n'avait que 26 ans. Et encore 36 à vivre. Ce 5 juillet vit disparaître mon petit cousin Minou, enlevé comme plusieurs centaines d'autres. Face à cela, pire qu'une fosse, il y a un vide historique. Ce tragique "post-épilogue" n'appartient pas à l'histoire de France et l'histoire de l'Algérie peine à le reconnaître. La presse de l'époque en a peu parlé. L'opinion publique ignore encore presque tout d'un massacre négligé par les historiens immédiats et les autres.

Pendant ce temps-là, à Bouisseville, ma grand-mère m'envoyait au fond du jardin pour voir si ses poules allaient pondre leur œuf. Je suivis son "conseil" en introduisant un doigt dans le cul des oiseaux. Elle me rappela souvent cet épisode. Le 5 juillet 1962, je touillais donc du doigt le cul des poules pour sentir l'œuf sans le casser… Ces souvenirs nourris de témoignages marquent la vie d'un gamin de trois ans et demi. Puisque j'aurais pu mourir ce jour-là avec ma famille, je m'interroge. Sereinement. J'ai juste envie de savoir. De tirer de l'oubli, puis au clair, l'incertitude qui persiste. Cinquante ans après, la mémoire est avide. Elle réclame un terrain d'explication. Un jour, j'irai me faire cuire un œuf à Oran. Pour voir.

Léon Mazzella tient un blog : KallyVasco.

Léon Mazzella, journaliste et écrivain

 

 

 

 

Par Léon Mazzella, journaliste et écrivain - Publié dans : AMOURS REVEES-REGRETS-NOSTALGIES - Communauté : Cavaillon communauté gay bi trans lesbienne sur la région
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