édité en 2012
Partie d’un oubli terrible de l’Histoire, cet album incontournable adresse un message fort, en
particulier lorsque sont évoquées des conséquences tragiques dans notre France contemporaine.
En tant que journaliste, on a beau vouloir donner un avis
le plus argumenté possible, on est toujours influencé par sa propre histoire. Personnellement, j’avais 12-13 ans, lorsque j’ai lu Ça, un roman de Stephen King,
mettant en scène un monstre-clown qui se nourrissait d’une ville telle un vivier perpétuel de victimes et qui attisait la haine entre ses citoyens. Je fus principalement marqué par une
phrase, utilisée par le romancier pour démontrer l’ambiance de la ville : « Sida, train de Dieu pour l’enfer des homos ! »
Le chapitre est composé d’autres « réflexions anti-homosexuelles à la [même] logique glaciale » [sic] sensées
poser le climat de la bonne ville de Derry juste avant le tabassage d’un « pédé »[re-sic] dans les règles de l’art, et se conclut par une exécution odieuse.
Loin de se porter garant de telles exactions, Stephen King voulait surtout s’en faire l’écho, et utilisait ces termes très durs pour stigmatiser ces faits.
Si cette phrase m’a marqué, c’est que je ne me doutais pas à cet âge que l’on puisse être à la fois aussi imbu de soi-même, fanatisé et dans
la haine de l’autre, pour imaginer que son Dieu (quel qu’il soit) ait créé une maladie aussi horrible pour éradiquer des personnes simplement à la recherche de leur bonheur et leur
bien-être, comme tout un chacun.
« Ce n’est qu’un livre, me rassurais-je, Il fallait bien expliquer la dépravation initiée par le monstre pour que Stephen
King construise son récit : de tels sentiments ne pourraient aller jusqu’à de telles extrémités dans la réalité. »
J’étais encore naïf.
Une plongée dans l’Allemagne des années 1930
Michel
Dufranne, scénariste de Football, Souvenirs de la Grande Armée, Helldorado, la Guilde et qui également adapté la Bible, Candide, Dracula et Beowulf, a publié il y a quelques
semaines un one-shot de 140 pages de petit format, intitulé Triangle rose.
Le pitch en est simple, bien que la thématique n’ait jamais été traitée en bande dessinée : de nos jours, une bande de lycéens doit
réaliser un travail sur la Seconde Guerre mondiale, et envisage d’aller interviewer l’arrière-grand-père de l’un des leurs plutôt de réaliser un copié-collé issu de Wikipedia. S’ensuit la
chronologie authentique d’un Berlinois homosexuel de 1932 à 1946 : les débuts du régime hitlérien, la persécution, les camps. Puis la fuite en France, où il découvre une autre
réalité.
Tout le récit est basé sur un article légal, dénommé « le paragraphe 175 », dont les origines remontent à 1794, date de la
promulgation d’une loi prussienne condamnant l’homosexualité masculine qui a été ensuite étendue, notamment à partir de 1935, au reste de l’Allemagne. « Les Homosexuels sont
alors considérés comme un péril pour la race », expliquent les auteurs sur le rabat de la quatrième de couverture, car ils « refusent de se reproduire ».
Pourchassés, ils seront parmi les premiers à subir l’univers concentrationnaire et, ]placés en bas de la hiérarchie des prisonniers, leur taux de mortalité sera d’ailleurs bien plus élevé
que celui de leurs co-détenus.
« J’ai découvert le sujet du Paragraphe 175 il y a plus de 20 ans, dans un contexte chargé d’émotion, nous explique Michel
Dufranne. Il m’a donc fallu deux décennies pour devenir scénariste et me dire que j’avais peut-être quelque chose à raconter sur le sujet. Entre-temps, j’ai vraiment eu le temps de me
documenter, car si nous n’écrivions pas une thèse - nous laissons cela aux chercheurs et aux historiens -, nous tentions seulement d’écrire une "belle" histoire avec un fort contenu
historique, à l’instar de ce que font les "maîtres ès récits historiques" que sont Fabien Nury et Kris. Mais il me semblait impossible d’apporter une
vraie force à la narration et aux émotions s’il n’y avait pas eu en toile de fond un "corpus historique" solide. »
C’est un des grands points forts du récit : cette construction ultra-documentée. Le contexte historique, sans être poussif, est très
présent : dates, lieux, journaux, moments-clé... On ne peut nier l’authenticité des faits. Cette inexorable et injuste descente aux enfers n’en prend alors que plus de poids, grâce
au témoignage du personnage principal. « Malheureusement, tout est vrai !!, confirme le scénariste. Et encore, j’ai passé sous silence certaines horreurs que j’ai
pu découvrir dans les témoignages. »
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Avant la persécution, une éphémère période de salut
Un album incontournable
Malgré tous ses avantages (superbe reconstitution de l’époque, scénario ciselé, documentation ultra-rigoureuse, empathie du personnage
principal, absence de temps mort...), le récit fait glisser le lecteur dans une horreur pernicieuse et sournoise, car on la retrouve partout, en particulier dans le regard des personnes
dont on aurait pu croire qu’elles regretteraient leurs erreurs. C’est d’ailleurs le message fort de l’album : il ne diabolise pas les nazis, mais plutôt l’intolérance, symptôme d’un
malaise général.
« La crise des années 1930 aidant, chacun se cachait dans son intolérance et se sentait proche d’idées simplistes et populistes
"gorgées d’espoir", analyse Dufranne. Une phrase a été très importante pour moi lorsque je me suis mis à rédiger le projet : Heinz Heiger, dans son
témoignage, remarquait que ses années de camp étaient "moins pénibles" que l’étiquette qu’il dut porter aux yeux de ses voisins après la guerre, de "PD des camps". »
Le fait de sentir cette culpabilité nous déstabilise, mais on désire s’en détacher, car ces Allemands de l’avant et après-guerre, nous
semblent bien éloignés. On est pourtant encore plus décontenancés d’apprendre l’inflluence du paragraphe 175 jusqu’en France, en 1985 et plus tard, avec comme conséquence des actes et des
mots répugnants. Impossible alors de ne pas se sentir concerné par le contenu de Triangle rose. À commencer par l’image-choc du suicide en ouverture de l’épilogue !
« Cette image fait écho aux propos de Joseph Bialot dans sa préface de "C’est en hiver que les jours rallongent".
Discutant avec un autre survivant des camps et s’étonnant de voir des arbres aux abords de barbelés qu’ils ne connaissaient que trop bien, son ami a cette phrase incroyable : "Les
arbres ont continué à pousser après notre mort !" Ce "lapsus" a une portée incroyable et tend bien à montrer que l’appareil répressif nazi a volé bien des vies. », nous
explique encore Dufranne.
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