Foucault, l'homme qui nous dessille les yeux. Foucault, l'homme qui débrouille les pistes. Foucault, l'homme qui, dans sa volonté de savoir, ne cesse de changer son regard, de se remettre en question, de nous remettre en question. « À front renversé.* » disait-il souvent.
En 1971, à Tunis, Michel Foucault prononce une importance conférence, La peinture de Manet, sous la forme d'un commentaire de 13 tableaux. Ce livre contient la transcription de celle-ci et seul vestige subsistant du projet d'un grand livre sur Manet : "Le noir et la couleur" où Foucault devait aborder la peinture comme une nouvelle configuration du savoir.
« Il y a des trucs qui me fascinent, qui m'intriguent absolument, comme Manet. Tout me scie chez lui. »
Dans cette conférence tunisienne, Foucault a choisi d’explorer l’univers de Manet non pas d’une manière générale ou exclusivement biographique, mais en se basant sur une série de tableaux, commentés et détaillés, qui permettent à Foucault d’ouvrir la voie à une étude de la peinture moderne, dont Manet serait un des précurseurs. Peinture moderne qui donnera naissance à l’art contemporain. C’est dire alors, en respectant l’hypothèse de Foucault, à quel point Manet joue un rôle important dans cette aventure artistique !
Le philosophe y décortique autant la composition, la perspective, que les jeux de regard entre les personnages peints et le spectateur :
- I. La manière dont Manet a traité l'espace même de la toile, comment il a fait jouer les propriétés matérielles de la toile, la superficie, la hauteur, la largeur ; de quelle manière il a fait jouer les propriétés spatiales de la toile dans ce qu'il représentait sur cette toile.
- II. Comment Manet a traité le problème de l'éclairage, comment il a utilisé, non pas une lumière représentée qui éclairerait de l'intérieur du tableau, mais la lumière extérieure réelle.
- III. Comment Manet a fait jouer la place du spectateur par rapport au tableau.
11ème tableau présenté lors de la conférence : Olympia (1863) Musée d'Orsay.
L'audace de Manet, selon Foucault, est en effet de prendre à témoin le spectateur du tableau pour lui prouver que les personnages regardent ailleurs, vers un point aveugle qui ne figure pas sur la toile. Elle réside encore dans cet éclairage particulier de la célèbre « Olympia ». Une lumière qui provient essentiellement de celui qui regarde et devient ainsi complice du scandale provoqué lors de l'exposition de ces tableaux.
12ème tableau présenté lors de la conférence : Le balcon (1868-1869). Musée d'Orsay.
En analysant le tableau « Le Balcon » il expliquait que les trois personnages regardaient avec intensité quelque chose que ceux qui regardaient ne pouvaient voir.
« Nous, nous ne voyons rien. »
Comment voir en effet ? Comment disséquer sous les discours les enjeux du pouvoir, comment comprendre le langage derrière le texte ?
Il est assez simple, nous dit Foucault, de désigner ce qui, dans la peinture de Manet, a rendu possible l’impressionnisme : «Nouvelles techniques de la couleur, utilisation de couleurs sinon tout à fait pures, du moins relativement pures, utilisation de certaines formes d’éclairage et de luminosité qui n’étaient point connues dans la peinture précédente.»
Mais il est beaucoup plus difficile de connaître et de situer les modifications apportées par Manet et qui rendraient possible, «au-delà de l’impressionnisme, en quelque sorte par-dessus l’impressionnisme», la peinture qui allait venir par la suite.
Pour les résumer d’une phrase, Foucault souligne que Manet est celui qui, «pour la première fois dans l’art occidental, au moins depuis la Renaissance, au moins depuis le Quattrocento, s’est permis d’utiliser à l’intérieur même de ses tableaux, à l’intérieur même de ce qu’ils représentaient, les propriétés matérielles de l’espace sur lequel il peignait». Alors que, depuis le XVème siècle, il s’agissait de faire oublier le support sur lequel on peignait, avec Manet il s’agit au contraire de faire «resurgir ces propriétés, ces qualités ou ces limitations matérielles de la toile».
Cette conférence est à la fois très célèbre et fort peu connue. Rappelons-en ici simplement la conclusion de ce livre :
« Manet n'a certainement pas inventé la peinture non représentative, puisque tout chez Manet est représentatif, mais il a fait jouer dans la représentation les éléments matériels fondamentaux de la toile. Il était donc en train d'inventer si vous voulez le tableau-objet, la peinture-objet, et c'était là sans doute la condition fondamentale pour que finalement, un jour, on se débarrasse de la représentation elle-même et on laisse jouer l'espace avec ses propriétés pures et simples, ses propriétés matérielles elles-mêmes. »
Très compréhensible et claire, cette conférence est intéressante à plus d’un titre : d’abord parce qu’elle apporte un regard différent sur l’œuvre de Manet, ensuite parce qu’on y retrouve la force et l’émotion de Foucault, ce qui n’est pas rien, et enfin parce qu’elle nous oblige à considérer les notions d’espace et de représentation autrement.
Deux autres tableaux commentés par Michel Foucault lors de sa conférence à Tunis en 1971 :
8ème tableau présenté lors de la conférence : Gare Saint Lazare (1872-73) National Art Gallery DC.
Le spectateur se trouve en quelque sorte forcé à tourner autour de la toile, le spectacle est invisible au dessus des épaules des personnages.
13ème tableau présenté lors de la conférence : Bar aux Folies Bergères (1881) London Courtland Institute
Le reflet du miroir est infidèle, il y a distorsion entre ce qui est représenté dans le miroir et ce qui devrait y être. Trois systèmes d'incompatibilités :
1. Le peintre doit être ici et là.
2. Il doit y avoir quelqu'un et personne.
3. Il y a un regard descendant et ascendant.
Il est impossible de savoir où le peintre s'est placé et où nous placer nous-mêmes, rupture avec la peinture classique qui fixe un lieu précis pour le peintre et le spectateur. Il s'agit là de la toute dernière technique de Manet : la propriété du tableau d'être non pas un espace normatif mais un espace par rapport auquel on peut se déplacer. Le spectateur est mobile devant le tableau que la lumière frappe de plein fouet, les verticales et horizontales sont perpétuellement redoubles, la profondeur est supprimée.
Manet n'a pas inventé la peinture non-représentative mais la peinture-objet dans ses éléments matériels.
■ En savoir plus : La peinture de Manet, sous la direction de Maryvonne Saison, Seuil, Collection "Traces écrites", 2004, 182 p., ISBN
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