Vendredi 29 novembre 5 29 /11 /Nov 18:44

  J'allume la télé, tu vas voir c'est notre belle histoire 

 

Michel et Ronan, son bébé, ont accepté de rester dormir chez Aurélien

J’aime lire avant de m’endormir. Puis-je t’emprunter un livre?

— Tu es ici chez toi.

Je l’accompagne au salon. Il choisit un roman, semble tout à coup gêné.

— Bien... bonne nuit, Aurélien.

— Fais-moi plaisir, Michel, cette nuit, chez moi, n’aie que de beaux rêves.

J’ai tourné longuement dans mon lit avant que le sommeil m’emporte.

Suite :

J’ouvre les yeux. Il fait nuit. Un bruit m’a alerté. Inquiet, je tends l’oreille. Quelqu’un pleure dans la maison. Quelques secondes, le temps d’émerger tout à fait. C’est Ronan! Sans réfléchir, je saute hors de mon lit. Trois secondes plus tard, bébé est dans mes bras. J’allume une lampe de chevet. Ses joues sont couvertes de larmes. Il gémit. Mon Dieu! Il est fiévreux. Je regarde de plus près. À ses mimiques, je comprends: c’est une poussée dentaire. J’ouvre la petite bouche et commence à masser les gencives douloureuses. Ça le calme. À ce moment, Michel apparaît dans l’encadrement de la porte.

 

— Que se passe-t-il? Je l’ai entendu pleurer.

 

— Ne t’inquiète pas. Ce n’est rien. Ses dents qui le tracassent. C’est normal à son...

 

Ma voix se bloque. Michel est nu, ou presque. Il ne porte qu’un slip. La beauté de ce corps que je découvre pour la première fois me fait l’effet d’un coup de poing dans l’estomac. Je dois lutter pour que mes yeux, indiscrets, ne s’attardent sur certains détails de son anatomie. Il me contemple aussi, le regard un peu fixe Je ne suis pas plus vêtu que lui. Il faut briser le sortilège qui m’attire, avant qu’il ne soit trop tard, avant que je ne commette l’irréparable. Je ne trouve que ces pauvres mots:

 

— Retourne te coucher... je m’occupe de lui.

 

Il ne m’entend pas. Il vient vers moi. Ronan, entre lui et moi, devient un bien faible rempart. Quand il s’en approche pour l’examiner, son bras ne peut faire autrement que toucher le mien. Son épaule est contre la mienne. Le contact est trop enivrant, insupportable. J’ai comme un vertige, une faiblesse. Un gémissement m’échappe. Je me mets à trembler.

 

— Laisse, te dis-je. Je prends soin de lui. Écarte-toi, il a besoin d’air.

 

— Tu ne veux pas que je t’aide?

 

Il n’a pas reculé d’un pouce. Sa peau est trop douce. Son odeur m’enveloppe, je chavire. C’est plus que je ne peux supporter. Dans une seconde, je vais succomber et le perdre à jamais. Ma réponse qui fuse, sèche, est une réaction de défense:

 

— Si tu n’as pas confiance, reprends ton enfant. Sinon, retire-toi, tu me gênes plus qu’autre chose!

 

J’ai été trop dur. Je regrette déjà, lorsque, avec un sursaut, il s’écarte. Il y a de la peine dans son regard quand, sans dire un mot, il se retire. Il était temps. Je mets ma tête contre celle de l’enfant. Je commence à pleurer.

 

Deux heures plus tard, Ronan s’est rendormi. Je regagne ma chambre. Le sommeil ne vient pas. Je prends la mesure de ma folie. Jamais je ne pourrai retenir l’élan qui me porte vers Michel. Pourtant, si je craque, je le perds. Je ne peux pas, je ne veux pas le perdre. Je l’ai trop recherché, je l’ai trop attendu. Il faut que je le voie, qu’il soit à mes côtés. Pour ce pauvre bonheur, je dois me condamner à vivre l’enfer. J’accepte cette fatalité.

 

Au matin, mon miroir me dit que j’ai les traits tirés. La douche me relaxe un peu. J’ai à peine fini de m’habiller que Michel, le pyjama chiffonné, sort de sa chambre. Il n’a pas l’air en meilleur état que moi. Je n’ose pas lui poser la question de savoir s’il a bien dormi. Je demande simplement:

 

— Que veux-tu pour ton petit déjeuner?

 

Il marmonne:

 

— Café.

 

— Du jus d’orange? Des toasts avec du beurre et de la confiture?

 

— Café.

 

Le visage buté, il n’est guère loquace.

 

— Tu... tu me fais la tête? Pour cette nuit?

 

Il reste muet. Évidemment qu’il boude. Je panique. Il va partir, rentrer chez lui... m’abandonner. Que dire? Quoi inventer pour me faire pardonner?

 

— Michel, j’ai été brusque... j’étais si inquiet pour Ronan... essaie de comprendre. La première nuit que vous passiez à la maison...

 

— C’est quand même mon fils... J’ai le droit de m’en occuper...

 

— Je pensais bien faire, je n’avais qu’un seul souci: t’éviter d’avoir à le calmer pendant une heure ou deux. Depuis sa naissance, tu te dévoues pour lui, j’ai pensé que, pour une fois, je pouvais prendre le relais.

 

Mes arguments semblent l’ébranler. Le sourire lui revient. Ses yeux gris devinent mon inquiétude.

 

— Je suis stupide... tu fais tout pour nous faire plaisir et je te dispute. Nous ressemblons à un vieux couple.

 

Je deviens plus rouge qu’une écrevisse.

 

Le nuage est passé. Il file vers la salle de bain. Je lui prépare le petit déjeuner du siècle. De la cuisine, je l’entends chanter sous la douche. Il parlait de vieux couple... C’est merveilleux d’être un vieux couple. J’en suis certain, grâce à moi, peu à peu, il oublie ses épreuves. Tu ne t’en doutes pas, Michel, mais je vais tout faire pour les effacer complètement. Quand il revient, tout est prêt.

 

— Ma doué! Tu vas me faire grossir!

 

Sur ce, il s’empare d’un toast qu’il badigeonne d’une couche de marmelade impressionnante.

 

L’après-midi, Ronan fait sa sieste. Pour passer le temps, installés sur le canapé, nous regardons un film. Tout à coup, il s’allonge, sa tête sur mes genoux. Je suis paralysé. Pourtant, ma main ne m’obéit plus. Elle trouve ses cheveux et les caresse. Il ronronne. Cinq minutes plus tard, il s’est endormi. A-t-il seulement été conscient de l’intimité de son attitude et de la mienne? Merde! Je m’en fous, je suis heureux. Il a sommeillé deux heures. Je n’ai pas osé bouger.

 

Le soir, je retarde, le plus que je peux, l’heure de leur départ. Hélas, tous les artifices ont une fin. Sur le pas de la porte, il m’adresse un sourire radieux.

 

— Merci, Aurélien, j’ai eu deux jours formidables.

 

Et moi donc! Mais comme ils ont été courts! Le plus dur, c’est bébé qui ne veut pas me quitter. Nous promettons de nous téléphoner. Le contact n’est pas rompu.

 

Ce sacré téléphone m’attire comme un aimant. Pendant deux jours je résiste. Ne va-t-il pas penser que je cherche à m’incruster? À cette minute, je n’en peux plus. Mes doigts tremblent en appuyant sur les touches qui font son numéro.

 

— Allô, Michel... c’est Aurélien.

 

— Aurélien! J’attendais que tu m’appelles.

 

Une petite phrase et tout devient facile.

 

— Je voulais des nouvelles. Ronan, comment va-t-il?

 

— Je ne l’ai jamais vu comme ça. Il est infernal. Sa nourrice se plaint de ses caprices perpétuels. Elle menace de ne plus s’en occuper. À la maison, je ne sais plus quoi faire pour le calmer. Là, depuis une heure, je tente de le faire manger. Il ne veut rien savoir. Je suis au bord de la crise de nerf. J’ai failli t’appeler dix fois... Je crois que tu lui manques...

 

— Veux-tu que je vienne? Je peux être chez toi en moins d’un quart d’heure.

 

Il n’a pas l’ombre d’une hésitation.

 

— Je t’attends.

 

Il m’ouvre la porte et... ses bras. J’ai une hésitation puis une déception. Son étreinte est virile, amicale, sans plus. Je n’ai pas loisir de m’attarder à son contact. Un élan de pitié me jette vers Ronan. Il est presque méconnaissable. Son visage est rougi, ses petits traits tirés. De gros sanglots l’étouffent. Je m’en empare avec avidité.

 

— Oh! Mon bébé... mon bébé... c’est fini... tonton est là.

 

L’enfant referme ses petits bras autour de mon cou. Il me serre très fort. Je le couvre de baisers. Ses pleurs cessent très vite. Quelques chatouilles et il commence à rire.

 

— Mon tout petit... viens... je vais te faire manger.

 

Il ne mange pas, il dévore tout ce que je lui offre. Son père me regarde, ahuri. Ensuite, avec un gant humide, je rafraîchis son visage. La voix de Michel, dans mon dos, me fait sursauter.

 

— Aurélien, tu prends trop de place, trop vite, dans notre vie.

 

— Oh! Michel, je ne le voulais pas... pas à ce point là.

 

— Je sais. Pourtant... pardonne-moi... tu es devenu, en quelques jours, pour Ronan... la mère qui lui manque.

 

— Je... je ne pensais pas m’immiscer dans...

 

— Qui te dis que je m’en plains?

 

J’ai un sourire radieux.

 

— C’est vrai?

 

— Il faut trouver des solutions. Ronan et moi, nous ne pouvons t’envahir, t’empêcher de vivre ta liberté.

 

— Ou occuper ma solitude... Attends, je vais coucher ton fils... après nous parlerons.

 

Nous sommes tombés d’accord. Il a fallu des heures de discussions pour vaincre ses scrupules, ses réticences. Il ne voulait pas que je me sacrifie, que je bouleverse mon existence, que je renonce à ma vie privée (le ciel fasse qu’il n’en sache jamais rien), que j’aie des frais supplémentaires... Un a un, j’ai fait tomber ses arguments. J’ai lutté comme si ma vie en dépendait. C’était le cas.

 

— Michel, j’ai la chance d’avoir un métier où je peux aménager mes horaires. Je vais le faire. Je commencerai plus tôt pour être libre en début d’après-midi. Je passerai chez toi, tous les matins, pour amener Ronan chez sa nourrice. Je le prendrai vers quinze heures. Le soir, tu le récupèreras chez moi.

 

— Aurélien, je ne peux accepter ça.

 

— Tu préfères que Ronan soit malheureux?

 

— Tu pourrais t’en occuper ici, dans mon appartement.

 

— C’est trop sombre. J’ai le jardin, il en profitera.

 

— Tu... tu es prêt à faire ces sacrifices... uniquement pour lui?

 

Ma voix ne faiblit pas.

 

— Non, je le fais pour toi aussi. Après tous tes malheurs, tu as besoin de te retrouver. Tu as besoin de calme et surtout de sentir ton fils heureux. Tu m’énerves à parler de sacrifices. Si tu acceptes, j’aurai l’impression d’être enfin utile à quelque chose. Je t’ai déjà dit que j’aimais Ronan, cela devrait suffire.

 

— Aurélien, et si un jour je refaisais ma vie?

 

Là, je bute. J’ai une bouffée d’angoisse.

 

— Il... il sera temps alors de revoir notre accord.

 

Il a fini par céder à la condition de partager les frais. De joie, j’ai failli lui sauter au cou. Je me suis abstenu, je pense qu’il n’aurait compris les raisons d’un tel enthousiasme.

 

Dès le lendemain, je prends mes dispositions. Au bureau, Jérôme accepte immédiatement un aménagement d’horaire. Il tombe des nues lorsque je lui explique que c’est pour prendre soin d’un enfant mais reste discret sur mes motivations. Il s’autorise une seule réflexion:

 

— Ne m’aurais-tu pas caché que tu étais père célibataire?

 

Le soir, dans une librairie, j’achète des dizaines de livres de puériculture. Sur un poupon en celluloïd, je m’exerce à l’usage des couches-culottes. J’en use trois cartons avant de m’en sortir honorablement. La diététique de l’enfant, les soins d’hygiène corporelle m’absorbent des nuits entières. En plus, il faut que chaque soir je retrouve Michel et Ronan. Le petit diable n’accepte plus que moi pour le nourrir et le coucher.

 

Le week-end suivant, tout est fin prêt. Notre nouvelle vie peut commencer. Elle va durer trois jours, ni plus, ni moins.

 

Nous sommes mercredi soir. Fidèle à mes engagements, j’ai emmené Ronan tous les matins. À quinze heures, je l’ai récupéré chez sa nourrice. Dès ce moment, il est à moi. C’est mon bébé. Nous rions, nous jouons, jusqu’à ce que Michel arrive de son bureau. Il travaille dans une banque comme directeur d’agence. Il me confie pourvoir s’occuper plus consciencieusement de son bureau depuis que j’ai pris les choses en main. Après avoir bavardé quelques minutes, je me retire préparer le dîner pour qu’il retrouve son fils. Ce soir là, il m’avoue avoir eu une journée épuisante. Après le repas, il s’attarde. Je comprends vite qu’il n’a pas envie, Ronan sur les bras, de rentrer chez lui. Il est à table, bébé pleurniche de fatigue. Je me lève. Je vais derrière Michel, je lui dis:

 

— Laisse-moi faire... je vais te détendre.

 

J’entreprends, doucement, de masser sa nuque et ses épaules. Il n’a pas un geste de protestation, au contraire, il gémit de contentement. Je propose à voix basse:

 

— Veux-tu dormir ici? Nous pouvons coucher bébé. Regarde, il a sommeil.

 

— Je n’osais pas te le demander.

 

— Tu n’es qu’un idiot! Tu as ta chambre, il a la sienne.

 

Il se lève, me regarde. Je n’arrive pas à lire ce qu’il y a dans ses yeux. De la reconnaissance, c’est certain... mais derrière... je ne sais pas.

 

— Ronan... il faut qu’il dorme...

 

Son regard change. J’ai l’impression d’avoir rompu un charme.

 

Voilà comment, en moins de soixante-douze heures, Michel s’est installé définitivement à la maison. Mes rêves les plus fous se sont réalisés... enfin presque tous mes rêves. Peut-être un jour... lui aussi m’aimera, comprendra qu’il ne peut pas vivre sans moi. Il a gardé son appartement, c’est normal. Pourtant, l’armoire de sa chambre est pleine de ses affaires. L’eau de toilette qu’il utilise flotte dans la maison. Au fil des jours, nous prenons nos marques. Le matin, je suis le premier à utiliser la salle de bain. Quand je pars, avec Ronan, Michel dort encore. Il ne commence son travail qu’à neuf heures. Quand il s’éveille, je sais qu’il trouvera son petit déjeuner préparé, pour lui, à l’avance. Bébé s’épanouit. Je ne sais rien lui refuser. Je le couvre de cadeaux et d’amour. Michel rouspète pour la forme. Lui aussi retrouve son équilibre. Ses mauvais jours s’effacent. La joie de vivre lui revient. Peu à peu, il ramène à la maison des objets qui lui sont précieux. Chaque jour, un peu plus, chez moi devient chez lui. Inutile de nier, désormais nous vivons comme un couple avec un enfant. Il manque l’essentiel: la chaleur de son corps sur le mien.

   

 

C’est fou. Même mes relations avec le voisinage ont évolué. Je suis accepté. Lorsque j’arrive, tous les jours, dans mon quartier, Ronan dans mes bras, les voisins me saluent gentiment. Certains se précipitent pour admirer bébé. De braves mémés veulent absolument le cajoler. Je leur confie l’enfant quelques minutes. Elles ont des âmes de grand-mères. Elles suivent sa croissance, son alimentation, me submergent de conseils. Quelques unes, l’après-midi, poussent la porte de ma maison, toujours avec des friandises. Je suis fier de Ronan, je suis fier de mon fils.

 

Les semaines ont passé, les mois aussi. Il grandit mon petit monstre. Il commence à parler. Quand, la première fois, il a dit «tonton», je n’y croyais pas. J’ai pleuré de joie. Il est bien élevé mon bonhomme. Il ne veut pas faire de jaloux. Le même soir, à Michel, il a dit «papa». Nous avons ouvert une bouteille de champagne.

 

Avec l’été et les chaleurs, nous partons, tous les trois, le week-end à la campagne, loin de la pollution, soit avec ma voiture, soit avec celle de Michel. Nous déjeunons sur l’herbe. Le soir, quand nous rentrons, Ronan a de belles couleurs. Je trouve que la vie est douce, même si secrètement, je souffre.

 

La présence quotidienne de Michel à mes côtés, m’est parfois une torture. Il est le fruit défendu, à portée de ma main, que je ne peux saisir. Souvent, sans qu’il s’en doute, mon regard s’attarde à le contempler. Mon amour pour lui ne faiblit pas... Bien au contraire, il va en se fortifiant avec le temps qui passe. Il m’arrive d’oser des gestes d’intimité. Du bout des doigts, j’ébouriffe ses cheveux. Il a horreur de ça. J’éclate de rire quand il râle. Il arrive que ma main se pose sur son épaule plus longtemps qu’il n’est nécessaire. Il ne tente jamais de se dégager. Cela me rassure quand j’ai crains d’avoir été trop téméraire. Il n’est pas en reste à mon égard. Les comportement affectueux ne lui font pas défaut. J’aime, lorsque d’une façon cavalière, il passe son bras autour de mes épaules quand, le soir nous regardons un programme de télé dont je perds immédiatement le fil. Il est aveugle pour ne pas comprendre que je suis fou de lui.

   

Pourtant, pour être franc, je me pose des questions. Michel ne semble pas souffrir d’abstinence sexuelle. A-t-il des aventures occasionnelles dans la journée? Ou bien... fait-il comme moi qui, chaque nuit, avec son visage et son corps dans ma tête, me contente de plaisirs solitaires qui me laissent insatisfait?

   

Ce soir est une grande première. Nos voisins les plus proches nous ont invités à un apéritif. Lorsque l’invitation est tombée, je n’y croyais pas. Je n’étais plus le paria, la brebis galeuse du quartier. Bien sûr, bébé était de la fête, on nous avait fait comprendre que sa présence était plus que souhaitable.

 

L’accueil est chaleureux, plein de sourires et de mots aimables. D’emblée, Ronan fait l’objet de la conversation. Son babillage amuse tout le monde. Les questions pleuvent, les conseils aussi. L’alcool rend un peu euphorique. Soudain, une phrase tombe, la phrase qui tue, qui me foudroie:

 

— Nous sommes si heureux de voir votre bonheur autour de votre enfant. Je connais bien des couples normaux qui envieraient votre harmonie. Croyez-nous, votre amour nous laisse admiratifs.

 

Je deviens blême, incapable de prononcer un mot. Michel, la voix tendue, rompt le silence.

 

— On peut dire, d’une certaine façon, que nous sommes heureux. Peut-être pas de la façon dont vous l’entendez... Le plus important reste le bonheur de mon... de notre fils.

 

Je vis le reste de la rencontre comme un calvaire. Tout à coup, la conversation me paraît d’une platitude exaspérante. J’ai peur, à chaque instant qu’une nouvelle gaffe vienne ternir définitivement ma vie avec Michel. Il me tarde de partir en même temps que j’appréhende de me retrouver seul avec lui.

 

De retour à la maison, Michel reste muet. Il s’installe au salon devant la télévision. Les pensées les plus folles doivent tourner dans sa tête. Je l’évite en faisant dîner Ronan dans la cuisine, puis le porte à son père. Je retourne préparer un léger repas. Pendant que je m’occupe, les larmes que je retenais se mettent à couler silencieusement. Je pense que c’est fini, qu’après cette énorme bévue, il va me quitter pour retourner chez lui. Je vais le perdre et je vais perdre mon bébé. Deux bras entourent mes épaules. Michel pose sa tête sur mes cheveux. Je sursaute, je ne l’ai pas entendu venir.

 

— Il ne faut pas pleurer. À notre façon de vivre, tous peuvent se tromper.

 

Mes larmes deviennent des sanglots tant son étreinte est insupportablement tendre. Le pire est à venir. Son souffle sur mon cou me brûle comme s’il m’embrassait. Le frisson qui me prend fait que je lâche l’assiette que je tenais. Le bruit qu’elle fait en éclatant au sol me semble assourdissant.

 

— Les gens peuvent penser ce qu’ils veulent. Nous n’avons rien à nous reprocher. Tu ne voulais pas ça, n’est-ce pas?

 

Mentir! Il faut mentir sinon tout est fini!

 

— Non... non, je ne voulais pas... j’ai honte... pour toi... pour moi... pour Ronan.

 

Ses bras m’abandonnent brusquement. Le ton est sarcastique:

 

— Alors, tu vois, pourquoi s’en faire? Nous sommes copains... rien que copains, ça me convient très bien et toi aussi. Attends, je ramasse la casse.

 

Dans les semaines qui suivent, nous ne parlons plus de cet incident. Je m’oblige à être moins familier avec Michel. Heureusement, très vite, d’autres préoccupations nous sollicitent. Les vacances approchent. Nous avons choisi les mêmes dates pour les passer ensemble. Trois semaines entières pour nous trois, c’est presque trop beau pour être vrai. Chaque soir, nous passons des heures à élaborer des projets. Notre choix est enfin fixé. Les châteaux de la Loire et toute la région sont notre objectif. Nous partirons à la mi-septembre. Hors saison, nous trouverons facilement un hôtel à partir duquel nous pourrons randonner. Les derniers jours de travail traînent en longueur.

 

C’est le matin du départ. Tout a été prévu. Comme à l’ordinaire, notre chargement est, aux trois quarts, consacré aux besoins de Ronan. Le temps est magnifique. Paris, derrière nous, est vite oublié. La voiture roule à vive allure, au passage, nous saluons Orléans et Blois. Mon petit amour parle de mieux en mieux. Dans la voiture, il nous fait pleurer de rire avec ses inventions. Quatre heures plus tard, au terme de notre voyage, nous choisissons Langeais pour base de notre séjour. Un hôtel, agréable d’aspect, est une invitation à laquelle nous ne résistons pas. C’est à la réception que se pose un problème qui me déstabilise. Hors saison presque toutes les chambres sont disponibles. L’hôtesse qui nous accueille avec amabilité, précise:

 

— Oui, nous avons des chambres libres. Que préférez-vous? Deux chambres séparées, une chambre à deux lits?

 

Je reste stupide, incapable de répondre. Je n’avais pas pensé à ce détail. C’est Michel qui décide:

 

— Une chambre à deux lits sera fort convenable.

 

Est-il conscient que nous allons dormir dans la même pièce? Toutes les pauvres défenses que j’ai dressées entre lui et moi, vont-elles résister? Je n’ai pas fini de considérer la situation que, d’autorité, il signe le registre. La porte refermée derrière nous, il me dit avec un clin d’œil:

 

— Te rends-tu compte, la location de deux chambres nous aurait bouffé plus de la moitié de notre budget vacances.

 

Notre premier dîner, le soir, au restaurant de l’auberge qui nous accueille, est un enchantement. Des chandelles éclairent notre repas. Les clients sont rares. Une serveuse tombe amoureuse de Ronan. Péremptoire, avant même que nous ayons choisi notre menu, elle nous l’enlève pour s’en occuper. Nous voila seuls, tous les deux, face à face. Sous la lumière des bougies, le vin, dans nos verres, a une couleur fascinante. Michel prend le sien, me le tend. Le liquide vermeil semble palpiter.

 

— Bois... Je saurai toutes tes pensées.

 

L’ambiance est aux sortilèges. Je vais pour refuser. Trop tard! J’ai déjà posé mes lèvres, avalé une gorgée. Le velours moelleux coule dans ma gorge. Je m’entends répondre:

 

— Voici le mien, goûte et je saurai les tiennes.

 

Lentement, en me regardant, il porte le verre à sa bouche. Jamais, je ne l’ai vu si beau. Je suis sur un nuage. Je sens que tout dérape. Mon rire est faux lorsque je dis, après avoir bu derrière lui:

 

— Navré, mon vieux, je ne vois pas ce que tu penses.

 

— Moi non plus, c’est dommage.

 

Son visage est devenu froid, impénétrable. J’ai le sentiment d’avoir brisé quelque chose de précieux, de rare. Le repas se déroule, meublé, le plus souvent par de longs silences.

 

— Cette pintade est délicieuse.

 

Je me mords la langue, honteux d’une telle platitude. Après le dessert, l’alcool de poire, glacé, ne dégèle pas l’atmosphère. Nous récupérons Ronan, la bouche barbouillée de chocolat. Sur le chemin de l’hôtel, nous n’échangeons pas une parole.

 

Nous retrouvons la chambre. Michel va se changer dans la salle de bain. Il s’y attarde. J’entends couler la douche. Quand il en sort, son eau de toilette me chatouille agréablement les narines. Il porte un pyjama court que je ne lui connaissais pas. Je m’empresse de le remplacer sous la douche. L’eau, sur ma peau, n’apaise pas mon angoisse. Je pense à son comportement à mon égard, parfois si équivoque. Se pourrait-il? Aurélien, tu te fais des idées, tu construis des châteaux de sable. Il a été marié...

 

Lorsque je m’extrais enfin de la salle de bain, il semble m’attendre. Il a éteint le plafonnier, seules les lumières indirectes éclairent la pièce de leur teinte chaude. Ronan, sur un lit, dors déjà plus qu’à moitié. Le moment est venu d’aller se coucher. Je me sens oppressé. Michel s’avance. Il est maintenant si proche que je suis au supplice. Il a, au coin des lèvres, un tic nerveux. Incapable de penser, je ne vois que ses yeux qui semblent m’interroger. Sa voix, lointaine, me parvient:

 

— Aurélien... maintenant... que faisons-nous?

 

C’est magique. Le cœur dans la gorge, dans un état second, je fais un pas vers lui. Je ne commande plus mes gestes. Je lève une main pour la poser sur sa poitrine...

 

— Tonton Rélien, j’ai soif!

 

La bulle de douceur éclate et ça fait mal. Je viens de tomber lourdement de mon nuage rose. Un soupire m’échappe, j’allais commettre l’irréparable. À la seconde près, il était trop tard.

 

— J’arrive, mon chéri, tonton va s’occuper de toi.

 

Je rajoute à voix basse, en évitant de le regarder:

 

— Je... je prends le plus grand des deux lits, Ronan dormira avec moi. Tu seras plus tranquille.

 

Il a comme un sursaut. Le regard devient mauvais.

 

— Bien, c’est comme tu veux.

 

Il me tourne brutalement le dos. J’entends le sommier qui grince sous son poids quand je me penche sur Ronan.

 

Bébé a bu goulûment. Je me couche à mon tour, les petits bras autour de mon cou. Aussitôt, Michel éteint la lumière. Dans le noir, je murmure:

 

— Bonne nuit, Michel.

 

Il ne me répond pas. Les yeux ouverts dans la nuit, je l’entends remuer longtemps avant, qu’enfin, il s’endorme. Je pleure silencieusement. Que se serait-il passé si... Aurai-je pu affronter son mépris... peut-être sa haine? J’imagine qu’il serait parti sans plus attendre. Un frisson me saisit: je ne pourrai plus vivre sans sa présence... et celle de Ronan. La fatigue ou l’émotion ont fini par m’emporter.

 

Je suis réveillé depuis longtemps lorsque Michel ouvre l’œil à son tour. Je n’ai pas bougé, me contentant de le contempler dans son sommeil. Son premier regard est pour moi. Ce que j’y lis me fait frissonner. L’œil est froid, dur. Le temps est à l’orage. J’ose un timide bonjour; il explose. Le prétexte est futile. Il a très mal dormi, il ne veut pas rester. Les vacances ne lui conviennent plus, il aimerait rentrer. Il me prend de court, je ne m’attendais pas. Surtout ne pas pleurer, ne pas lui montrer ma faiblesse. Je soulève quelques pauvres objections.

 

— Michel, je t’en prie, pense à Ronan.

 

— Tu ne fais que penser à lui. Tu le feras tout aussi bien à Paris.

 

— Michel, nous sommes en vacances, nous pourrions en profiter.

 

— Je veux partir. Je m’emmerde déjà dans ce trou perdu. Reste si tu veux, je te laisse la voiture, je prendrai le train avec mon fils.

 

Il claque sèchement la portes des toilettes derrière lui.

 

Je n’ai plus que du sable entre les doigts. J’ai tenté, pendant plus d’une heure de vaincre son obstination. En vain, la situation m’échappe. Le regard fixé sur ses chaussures, il n’a pas voulu en démordre. Pour ne pas aggraver la tension, j’ai fini par céder.

 

Le retour sur Paris est un cauchemar. Michel ne m’adresse pas la parole. Sa conduite est brutale, plusieurs fois, nous frôlons l’accident. J’ai beau chercher, je ne comprends pas les raisons de ce brutal revirement. M’en veut-il pour l’emprise que j’ai prise sur son fils? La peur au cœur, je regarde défiler le paysage. Tout ce que j’ai bâti, patiemment, pierre après pierre, avec amour, est en train de s’effondrer, sur un coup de folie. Notre arrivée, dans la soirée, avive mes inquiétudes.

 

— Aurélien, peux-tu garder Ronan? Je passe chez moi, relever mon courrier. Je dormirai là-bas. Ah! J’ai décidé, les vacances annulées, de reprendre mon travail. Je ne te reverrai que demain soir.

 

— Michel, que se passe-t-il? Qu’as-tu à me reprocher?

 

— Il y a des moments où tu m’emmerdes à nous couver comme une vieille poule. J’ai besoin de prendre du recul pour y voir plus clair. Peux-tu comprendre ça?

 

— Non, je ne comprends pas. J’ai cru vous rendre heureux. Tu me le reproches aujourd’hui!

 

— Nous rendre heureux! Tu nous étouffes!

 

C’est trop injuste. Il va trop loin, il fait trop mal. Je sens la colère qui monte et, avec elle, les mots irréparables.

 

— Fous le camp! Michel, fous le camp! Tu réfléchis de ton côté, moi du mien. Demain soir, si tu daignes revenir, nous discuterons calmement.

 

— Dans ce cas, donne-moi mon fils. Sa place est avec son père.

 

— Ronan! Oh! Pas Ronan... laisse-le moi ce soir... demain nous prendrons les décisions.

 

La porte claque avec fureur. Michel vient de partir. Je suis au bord du gouffre. Bébé, serré contre moi, est comme la seule branche à laquelle je m’accroche. Mille questions se bousculent sous mon crâne. Je ne trouve pas une seule réponse. Malgré la force du désir qui me pousse vers Michel, j’ai résisté. Je n’ai rien laissé paraître de mes sentiments. Il avait l’air heureux de vivre à mes côtés. Alors, pourquoi? Pourquoi?

 

Ronan mange sa soupe. Il doit sentir mon désarroi. Il est moins souriant qu’à l’habitude. Je me sens incapable d’avaler quoi que ce soit. Je suis si fatigué. Au moment du coucher, je ne peux supporter la solitude de ma chambre.

 

— Viens, mon ange, ce soir tu fais dodo avec tonton.

 

Le lendemain n’en finit pas. Michel ne téléphone pas. Seul l’enfant me distrait. Plus le soir approche, plus l’angoisse monte. Il rentre plus tard qu’à l’ordinaire. Son visage est fermé. Je pose ma main sur son bras.

 

— Michel...

 

Il me repousse comme si une guêpe l’avait piqué.

 

— J’ai passé toute la journée à réfléchir à notre problème. J’ai pris ma décision. Je... je retourne chez moi... avec Ronan. Ne dis rien, tu ne me feras pas changer d’avis. Ma voiture est là. Je vais y charger nos affaires.

 

Je ne peux retenir la plainte qui monte à mes lèvres.

 

— Michel... Pourquoi?

 

— Je ne t’ai pas tout dit. Depuis quelque temps... avec une collègue de bureau... Elle et moi... Nous voulons vivre ensemble... Tu es devenu un obstacle à ma vie privée... Elle est prête à aimer Ronan...

 

Tout se met à tourner. J’ai le réflexe de saisir le dossier d’une chaise pour ne pas tomber. Je pense confusément qu’il suffit de quelques mots, d’une phrase pour tuer quelqu’un. Un autre dit à ma place:

 

— Je comprends... Je ne pouvais pas deviner... Enlève tes putains d’affaires, fais vite... Prends ton fils... Allez-vous en. J’ai... j’ai à faire dans ma chambre... débrouille-toi seul.

 

Assis sur mon lit, j’ai l’esprit vide. Je ne peux pas pleurer, le choc est trop violent. Pour l’instant, je déborde de haine. À travers la porte fermée, j’entends Michel qui s’active à faire ses bagages. Il y a des allées et venues. Il doit charger sa voiture. Puis, c’est le silence. Il doit en avoir terminé. Quelques coups, hésitants, contre ma porte.

 

— Aurélien...

 

— Fous le camp! Fous le camp, salaud!

 

Une autre voix, si douce:

 

— Ze veux tonton... tonton Rélien...

 

Plus rien. Le bruit du moteur d’une voiture qui démarre. Le cri que j’ai retenu si longtemps me déchire la gorge.

 

 

— Bon Dieu! Aurélien, qu’est-ce qu’il t’arrive? Tu es malade? Assieds-toi... explique...

 

Jérôme s’est levé, d’un bond, à mon entrée. Non seulement il ne s’attendait pas à me voir, me croyant en vacance, mais en plus, je ne dois pas être beau à voir, il est vrai. Une barbe de plusieurs jours me mange le visage. J’ai oublié le chemin de ma salle de bain. Avec mes cheveux en broussaille et mes vêtements fripés, je dois ressembler à un clochard. Voilà plus d’une semaine que je touche le fond du désespoir. Je me suis abruti d’alcool, j’ai vécu, vautré sur le tapis, refusant de m’alimenter. Aujourd’hui, je n’ai même plus de larmes. Je ne sais pas comment j’ai eu l’idée de venir me réfugier ici, près de Jérôme.

 

Prostré sur la chaise, je ne peux que répondre:

 

— Il est parti... il m’a laissé.

 

— Je ne comprends rien! Qui est parti? Qui t’a laissé?

 

— Michel... il m’a pris Ronan. Il m’a enlevé mon fils.

 

— Tu déconnes, Aurélien. Tu n’as pas d’enfant... Qui est Michel?

 

— C’est le père de Ronan.

 

— Tu... tu es certain d’avoir toute ta tête?

 

— Ronan... c’est l’enfant pour lequel je t’avais demandé un aménagement d’horaire. C’était comme mon fils... Michel, son père... vivait avec moi...

 

L’information parvient à son cerveau. Son cul retombe lourdement sur son fauteuil.

 

— Tu veux dire que... toi et lui... lui et toi... vous... vous...

 

— Non... il ne s’est rien passé mais...

 

— Mais?

 

— Je... je n’ai jamais rien dit... Je n’ai jamais eu un geste ou une parole équivoque... C’était dur... parce que je... je l’aime à en crever.

 

— Bon Dieu! Qu’est-ce que tu racontes? Je n’arrive pas à y croire. Tu... aimes un autre homme? Tu es...

 

— Je suis ce que je suis. Je sais que je ne peux pas vivre sans lui et sans son enfant. Nous avons vécu ensemble, sous mon toit pendant des mois... Il semblait heureux... Et puis, il m’a dit que je l’emmerdais, que je l’empêchais de refaire sa vie avec une de ses employées... Voilà, tu sais presque tout... Jérôme, ne me laisse pas tomber...

 

J’ai, devant moi, la statue vivante de la stupéfaction. La cigarette qu’il tenait entre ses doigts, s’échappe et tombe sur le bureau avec un petit bruit sec.

 

— Je n’ai que toi, personne d’autre...

 

Je fonds en larmes. Jérôme se lève, pose une main sur mon épaule.

 

— Tu permets que je récupère... Tu as l’art d’asséner des nouvelles qui sortent de l’ordinaire. Là, comme ça, je... je suis incapable de réfléchir. Veux-tu boire quelque chose? Moi, j’en ai besoin. J’ai de la Vodka... c’est ce qu’il nous faut.

 

Il vide son verre d’un seul trait, s’en sert un deuxième qui, tout aussi vite, suit le chemin du précédent. Au troisième, il cesse d’arpenter le bureau. Il semble avoir retrouvé un peu de sérénité.

 

— Aurélien... je veux d’abord te dire que ce que je viens d’apprendre sans ménagement, ne remet pas en cause l’amitié que je te porte. Ta vie ne regarde que toi. Ceci dit, bien sûr, que je vais t’aider. Avant toute chose, il suffit de te regarder, tu as besoin de calme et de repos. Il faut que tu changes d’air en même temps que d’idées. Rester chez toi est une folie. D’après ce que j’ai compris, tu y as trop de souvenirs. À trop les ressasser, tu risques, au mieux, la déprime, au pire, l’asile psychiatrique...

 

— Mais... s’il revenait?

 

— Non seulement t’es pédé, mais je découvre aussi que tu es con. Tu viens de te faire plaquer, sans même avoir baisé et tu voudrais qu’il regagne ton bercail alors qu’il cogite des projets de mariage... Tu rêves ou quoi! Ça y est! J’ai trouvé!

 

Surpris, je le regarde.

 

— J’ai, au fin fond du Cantal, une petite maison au bord d’un lac, perdue au bout du monde. Si j’y vais une fois tous les deux ans, c’est beaucoup. J’aime trop la pollution pour supporter l’air pur de ce trou où je me fais chier. C’est ce qu’il te faut, j’en suis sûr, dépaysement assuré. Tu vas partir là-bas.

 

— Mais, Jérôme...

 

— Je te donne trois mois pour te remettre sur pied. Hors de question que tu me reviennes la quéquète en berne. Remarque, je ne te fais pas un cadeau. Je n’ai rien d’un dame patronnesse et mon altruisme trouve vite ses limites. Tu vas peut-être te relaxer, t’aérer les neurones, mais tu vas aussi bosser. Tu emportes ton matériel et un ordinateur portable. J’attendrai régulièrement tes projets, tes plans. C’est un contrat. En cas de non respect, tu rentres immédiatement et tu te démerdes seul.

 

— Jérôme... je ne sais que dire.

 

— Ferme ta gueule, c’est ce que tu as de mieux à faire. Prépare tes affaires. Tu pars demain matin.

 

Je viens de traverser Montsalvy. J’approche du but. Une quinzaine de kilomètres plus loin, après bien des virages, juste avant Entraigues, je prends la direction du lac de La Selves. Jérôme n’a pas menti, c’est le bout du monde. Un dernier chemin - j’ai eu du mal à le trouver - aboutit à une maison. Elle est faite de bois et de grosses pierres du pays. Elle ressemble à un chalet. Je sors de la voiture. Dans le soir tombant, la beauté du paysage me coupe le souffle. D’où je suis, le terrain, en pente douce, descend jusqu’au lac qui est comme une émeraude sombre sur fond de forêts noires. Je sens la paix entrer en moi. Pourquoi faut-il qu’à cet instant, je pense: «Ronan serait si bien dans ce lieu magique»? Comme une vague, la paix s’est retirée.

 

La clé grince un peu en tournant dans la serrure. La maison n’a pas été occupée depuis longtemps. Il fait un peu frais à l’intérieur, il y flotte une odeur d’humidité. Un salon sur ma gauche, la cuisine sur ma droite. J’emprunte l’escalier, face à moi, qui mène à l’étage. J’y découvre deux chambres, une salle d’eau et des toilettes. Un balcon dessert les deux chambres. La porte-fenêtre me résiste mais je finis par en avoir raison. Dehors, le calme et la sérénité des lieux m’écrasent. Une telle beauté est inconcevable. Par contrecoup, la fatigue de la route pèse tout à coup sur mes épaules. Je n’ai même pas faim. Demain, demain il fera jour... il sera temps de vider la voiture. Dans la pièce, derrière moi, un lit me tend les bras. Je jette sur moi une couverture trouvée dans une armoire. Elle est froide, presque mouillée... m’en fous... Je sombre dans un sommeil sans rêve.

 

Où suis-je? Je ne sais pas. Il me faut un moment pour émerger et que les idées se remettent en place. Ah! Oui... hier... il s’est passé tant de choses hier. Paris, le voyage... Il faut se lever. L’effort est considérable. Dès que je suis debout, le charme des lieux opère. Il a suffi que je regarde par la fenêtre. Le matin est un enchantement. Il fait beau. C’est plein de chants d’oiseaux. Il ne m’en faut pas plus. J’ai faim. Pour la première fois depuis des jours, j’ai faim. Dans la cuisine, un sachet de thé, une boîte de lait concentré, des biscottes périmées, de la confiture indéfinissable, font un vrai festin.

 

La matinée se passe à mon installation. J’ouvre toutes grandes les fenêtres pour dissiper l’odeur de renfermé. Une des chambres me servira de bureau de travail. J’y installe mon matériel. Un semblant de chiffon de poussière, les allers retours du coffre de la voiture à la maison et l’heure de se mettre à table est déjà là. Un sandwich caoutchouteux, acheté la veille sur l’autoroute me fait faire la grimace mais calme mon appétit.

 

L’après-midi, après un saut jusqu’à Entraigues pour faire mes provisions, je perds mon temps à découvrir la région. C’est une nature sauvage que l’homme n’a pas encore souillée. Le pays est quasiment désert. Quelques campings déserts en cette saison, de minuscules villages où il doit faire bon vivre et, tout autour, du vert, encore du vert; celui des prés, celui des bois. Au bas de la maison, à l’extrémité du terrain en pente qui borde le lac, amarrée à un ponton branlant, je trouve une vieille barque qui a l’air de tenir la route. La perspective de futures promenades sur l’eau me séduit. Jérôme avait raison, s’il est un endroit susceptible de cicatriser mes blessures, c’est bien celui-là. De fait, lorsque la nuit tombe, je me surprends à constater que je n’ai pratiquement pas pensé à Michel et à Ronan.

 

J’ai organisé ma vie. Le matin, je travaille, l’après-midi est consacré aux ballades. Les environs sont totalement déserts. Je ne rencontre jamais personne. Curieusement, cette solitude totale me fait du bien. Avec les kilomètres avalés et le bon air, je retrouve mon appétit. Souvent, j’emprunte la petite embarcation. Je me laisse porter par le fil du courant. La main dans l’eau, je rêvasse, les yeux remplis de grand ciel bleu. Côté boulot, l’inspiration revient aussi. Mes dessins reprennent assurance et élégance. Jérôme est satisfait de ce que je lui transmets, via Internet. C’est vraiment un copain en or. Dans ses mails, il s’inquiète pour mon moral. Je dois lui répéter cent fois que je vais beaucoup mieux et qu’à mon retour, mon chagrin ne sera plus qu’un mauvais et lointain souvenir. Je ne sais pas comment je pourrais jamais le remercier pour sa compréhension et sa sollicitude.

 

Je n’en reviens pas. Que le temps passe vite! Déjà deux mois que je vis dans ce paradis. Je ne suis pas loin de penser que ce coin de France m’est devenu indispensable. Pourtant, au cours de mes nombreuses escapades, c’est à peine si j’ai croisé trois personnes. Des gens du cru qui m’ont témoigné un intérêt poli, sans plus et qui se sont vite détournées pour retourner à leurs occupations. La saison avance vite. Les paysages se parent des couleurs de l’automne. La nature a commencé à décliner toute la palette des ocres, des ors et des rouges. Je dois à cette féerie, chaque jour renouvelée, mon équilibre retrouvé. Certes, la cicatrice est là, mais elle ne saigne plus. J’en suis arrivé à mûrir le projet fou de demander à Jérôme s’il serait vendeur de cet éden qu’il semble délaisser. J’ai du mal à accepter qu’il ne reste que trente jours avant mon retour sur Paris.

 


 

Bientôt deux heures que je travaille sur mon ordinateur ce matin. Comme à chaque fois, j’ai un sursaut lorsque le serveur m’avertit qu’un mail vient de m’arriver. Je clique pour le lire. Sans surprise, c’est Jérôme qui se manifeste.

 

Cher Aurélien,

 

Navré pour la déception que je vais te causer. J’ai besoin de toi dans les plus brefs délais, ici à Paris. C’est urgent. Prends la voiture dès réception de ce message. Tu auras toutes les explications sur place. À demain matin.

 

Amitiés.

 

Jérôme

 

Merde! Je ne peux dissimuler ma consternation. Qu’y a-t-il de si urgent pour qu’il exige mon retour? Il aurait pu me donner un semblant d’explication. Je me précipite sur le téléphone. Ça sonne longuement. La secrétaire qui daigne enfin décrocher répond vaguement à mes questions. Je crois comprendre qu’une commande très importante vient de tomber. D’ailleurs, Jérôme vient de s’absenter pour rencontrer le maître d’œuvre. Il a prévu mon coup de fil et me fait confirmer qu’il m’attend bien demain matin. Une petite précision vient adoucir ma contrariété: je peux laisser mes affaires sur place, je les récupèrerai plus tard. Cela veut donc dire qu’après ce déplacement inattendu, je pourrai revenir. Je raccroche sans pouvoir retenir un mouvement d’humeur en pensant au long trajet qui m’attend et qui n’était pas prévu au programme de la journée.

 

Un quart d’heure plus tard, je suis dans ma voiture. Peu avant Clermont-Ferrand, je me branche sur la monotonie de l’autoroute. C’est un jour de semaine, la circulation est fluide, les kilomètres défilent rapidement, jusqu’à Paris. À dix-neuf heures, il fallait s’y attendre, je suis bloqué sur le périphérique.

 

Il est plus de vingt heures lorsque, harassé, je pousse enfin la porte de mon pavillon. Mes gestes récupèrent leurs automatismes, mes doigts trouvent l’interrupteur. Avec la lumière le décor familier me saute à la gueule. Comme une vague meurtrière, les souvenirs reviennent, intacts. Ils ne datent que d’hier. J’essaie de les chasser, rien à faire. Ils sont là, tenaces, qui s’accrochent à ma mémoire. Je ne peux pas m’en empêcher... je pousse la porte de la chambre de Ronan. Son lit est là, vide, avec ses jouets inutiles. Ça fait mal... très mal. Dans celle de Michel flotte encore le parfum de son eau de toilette. Je n’y avais plus remis les pieds depuis le jour de leur départ. Sur l’édredon, mon regard se pose sur un tee-shirt oublié. Une boule obstrue ma gorge. J’ai été con de croire, un moment, que la cicatrice était refermée. C’est toujours une plaie à vif.

 

L’esprit en déroute, de vieilles images plein la tête, je reviens vers la cuisine. Je n’ai guère faim... après tant de kilomètres, ce ne serait pas raisonnable de rester à jeun. Il faut que je me force à manger quelque chose. Évidemment, après deux mois d’absence, je n’ai rien de frais dans la maison. Je dois me rabattre sur des conserves. Dans le placard à provisions, une boîte de raviolis me saute aux yeux. Encore un souvenir qui me rattache à Michel. Je m’aperçois que je suis en larmes. Je me venge sur une boîte de sardines. Sans pain, c’est dégueulasse.

 

J’ai peur de ne pouvoir dormir. Dans le salon, il ne faut pas plus de cinq minutes pour que la télévision me fatigue. Mes pensées sont ailleurs. Je coupe l’image. Je dérive sur le jour où Michel a posé sa tête sur mes genoux, le moment où il s’est endormi tandis que je lui caressais les cheveux. Dans la cuisine, après ce stupide apéritif chez les voisins... ses bras sur mes épaules, sa tête contre la mienne... son souffle sur mon cou. Précieux et rares moments... ceux où j’étais heureux, lui à mes côtés et Ronan dans mes bras.

 

Secoue-toi, Aurélien... chasse cette déprime qui revient. Mieux vaut aller dormir. Demain, Jérôme t’attend. Plus tôt tu en auras terminé avec lui, plus vite tu pourras retourner là-bas, près de ce lac, dans ce pays perdu qui t’apporte l’oubli.

 

Les draps sont glacials. Malgré mon pyjama, je grelotte sous ma couverture. Certes, la mauvaise saison approche mais le fond de l’air est encore doux. Alors, est-ce le froid ou bien mes nerfs à fleur de peau? Je ne sais plus très bien. L’inconfort me jette hors de mon lit. Une couette moelleuse me réchauffera. Je rallume ma lampe de chevet. Je suis devant l’armoire, je vais l’ouvrir... La sonnerie de l’entrée laisse mon geste en suspens...

Bien sûr à suivre... qui  frappe à la porte à 21h 30 ?

 

Par claudio - Publié dans : SUR LE VIF - CONTEURS- RECITS-REPORTAGES - Communauté : Cavaillon communauté gay bi trans lesbienne sur la région
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