Une plainte intense, fragile, presque irréelle mais profondément humaine. On a découvert Antony Hegarty, chanteur hors norme au
genre indéfini, à la sortie de son album I am a bird now, en 2005. Une voix à part au service d'envoûtantes litanies qui nous accompagne depuis, au détour de somptueuses apparitions
aux côtés de Lou Reed, Björk, Marianne Faithfull... Né en Angleterre en 1971, Antony suit ses parents très jeune aux Etats-Unis. A 19 ans, il trouve en New York un vrai chez-lui. Là, en
disciple du danseur Kazuo Ohno, maître du butô (« danse des ténèbres », performance artistique, subversive et poétique, née au Japon en réaction au traumatisme de la guerre), il s'est produit
pendant dix ans dans les milieux underground, attendant sans trop y croire le jour où le monde aurait envie de l'entendre.
Vous avez publié quatre albums à ce jour. Que représentent-ils pour vous ?
Mon travail et mon évolution jusqu'à l'âge de 40 ans. Pouvoir transmettre sa philosophie de
l'art et de la vie : entrer en contact et en communion avec les esprits, les animaux, la nature, jouer sur la transformation, tant physique que spirituelle... Voilà ce qui irrigue mon travail
de chanteur, de compositeur, d'illustrateur :
les enseignements d'un danseur. Kazuo Ohno
Kazuo Ohno trône au-dessus de mon lit depuis que j'ai découvert sa photo, à l'âge de 16 ans. Cet homme est devenu mon
guide, celui qui m'a permis de me connaître, de trouver ma voie.
Au fond, vous dansez avec votre voix...
Ses fils m'ont dit qu'ils trouvaient une forte résonance butô dans ma façon de chanter. Je pense qu'il y a beaucoup de points communs entre des
émotions et expressions qui ont émergé au Japon après la guerre et la bombe et, par exemple, l'œuvre d'un Jack Smith, le pionnier de la performance artistique et du cinéma underground gay
new-yorkais. Avec la plupart des mouvements underground aussi d'ailleurs. Tous ces artistes marginaux d'origines diverses qui semblent puiser aux mêmes sources : l'expressionnisme allemand
ainsi que la quête d'une forme d'androgynie magique. Le milieu des clubs, des cabarets et de la contre-culture gay des années 1960 jusqu'à la fin des années 1990 m'a aussi marqué. Sans oublier,
bien sûr, la pop musique britannique et américaine.
“Quand je prétends ne pas me sentir de ce
monde, je me dissocie juste d'un monde qui
me révulse. Je ne désire pas appartenir à un monde
‘virulent’. Même si je sais bien que j'en fais partie”
D'un côté, vous affirmez que vous n'appartenez pas à ce monde, de l'autre, vous semblez y avoir trouvé votre place : vous êtes aujourd'hui
un chanteur reconnu...
J'ai eu une chance incroyable. Etre reconnu par un public mais aussi par des artistes que j'ai toujours admirés. Je n'arrive toujours pas à croire
que Lou Reed, Laurie Anderson, Boy George, Marc Almond, Björk m'apprécient. Cette reconnaissance a complètement bouleversé mon existence, m'a permis de croire en moi. Quand je prétends ne pas
me sentir de ce monde, je me dissocie juste d'un monde qui me révulse. Je ne désire pas appartenir à un monde « virulent ». Même si je sais bien que j'en fais partie. Ce conflit interne est
permanent dans mon esprit. J'ai emprunté bien des chemins de traverse avant d'arriver à la lumière, à la reconnaissance. J'ai longtemps erré dans les marges, en songeant que j'y resterais
probablement à jamais. C'est dire si ça a été un choc d'être accepté. Parce que je n'ai fait aucun compromis pour y arriver.
Vous avez souvent exprimé le sentiment d'être né trop tard, d'avoir loupé le coche...
Plus maintenant. Je le ressentais très fort en arrivant à New York, à 19 ans, en 1990. Cette ville, dont la culture underground avait été si
effervescente dans les années 1960, était devenue si désolée vingt-cinq ans après. C'était une période sombre, presque de deuil. Mais je crois qu'on éprouve tous un peu ce sentiment d'arriver
sur terre trop tard, jusqu'à ce que la génération suivante vous fasse sentir que vous avez de la chance d'être né avant elle !
Je pense quand même que les années 1990 furent une décennie très dure pour entrer dans l'âge adulte. Je l'ai senti chez la plupart de mes
contemporains. L'époque était précaire, l'espoir n'était pas de mise, il y avait peu de joie. On s'est accrochés, sans raison réelle d'y croire. Et puis l'horizon, petit à petit, s'est dégagé.
Pour moi, des portes se sont ouvertes... Grâce, notamment, à la génération suivante. Des artistes comme Devendra Banhart ou les soeurs CocoRosie ont beaucoup fait pour donner un contexte à mon
travail, lui trouver une place. Et puis il y a eu des grands aînés, comme Lou Reed, qui m'a fait chanter sur ses albums et emmené avec lui en tournée. J'ai bénéficié d'un grand élan de
solidarité communautaire : tous ces artistes avaient décidé de me faire sortir de l'ombre. Et ils ont réussi. C'est beau et émouvant. Par leur volonté, je suis reconnu aujourd'hui. En Europe,
en particulier, où l'on me prend au sérieux. Aux Etats-Unis, c'est une autre histoire. Ils ne savent toujours pas sur quel pied danser avec moi... Les questions que je soulève à propos de
l'identité, du genre, de la place de chacun dans la société ont beaucoup plus de résonances en Europe. Que cela plaise ou non, l'idée d'une identité floue, transgenre, y est plus admise, il me
semble. Aux Etats-Unis, on est encore dans le déni.
La douleur est très présente dans votre chant, mais comme une source où vous puisez pour atteindre à la beauté. Vous paraissez refuser le
rôle de victime...
J'ai énormément travaillé autour du thème de la victimisation. Mais je n'ai jamais voulu être perçu comme une victime. Ce sont deux choses très
différentes. Faire porter le poids de mes souffrances à d'autres ne m'intéresse pas. Les véritables victimes ne manquent pas à travers le monde, des personnes impuissantes, abusées, sous
l'emprise d'autrui. Ce n'est pas mon cas. Mais ces insupportables jeux de pouvoir entre individus, ces systèmes de domination me préoccupent. Comment ne pas souhaiter les voir disparaître
?
Vos convictions et votre perception du monde vous ont-elles été transmises par vos parents ou sont-elles nées d'une réaction
?
Ni l'un ni l'autre. Chaque génération a ses propres combats qui résultent d'autres, menés par la génération qui l'a précédée. Ma mère a pu se
construire sur l'acquis de sa propre mère, et ainsi de suite. Ma grand-mère s'est battue pour que ses enfants puissent recevoir une éducation décente. Je ne serais sûrement pas le même si,
comme mon père, je débarquais d'un bateau d'Irlande en quête d'un travail dans les rues de Londres. J'ai grandi dans un relatif confort matériel, dans la banlieue de San Francisco, avec mes
propres soucis et problèmes à résoudre : mon physique, mon identité, ma place dans la société. Mais je n'avais pas à lutter pour ma survie quotidienne comme ont dû le faire mes
grands-parents...
Vous avez vécu dix ans en Angleterre puis un an à Amsterdam avant que votre famille n'émigre aux Etats-Unis. Qu'est-ce qui l'a poussée à
partir ?
Le travail, tout simplement. On déménageait déjà tout le temps en Angleterre, et puis mon père a trouvé un emploi aux Etats-Unis. C'est dire
l'évolution en trois générations. Je me souviens encore avoir rendu visite à mes grands-parents, du côté de mon père, alors que j'avais 7 ans. Ils vivaient sur la côte ouest de l'Irlande, dans
un environnement rural, très démuni. Chez eux, il n'y avait ni eau courante ni électricité. C'était dans les années 1970, et pourtant ça semblait d'un autre âge.
La culture irlandaise vous a-t-elle imprégné ?
C'est curieux, je n'ai jamais vécu en Irlande ni vraiment baigné dans cette culture. Mais mon rapport à la musique, ma façon de m'exprimer, de
mettre toutes mes émotions dans mon chant, a quelque chose d'assez irlandais.
“En me plantant, tout petit, dans le jardin,
avec des pinceaux et des peintures,
ma mère a ouvert la brèche. Quand elle a
réalisé ce qui se passait, c'était trop tard.”
Et du côté de votre mère ?
Elle est de Liverpool. C'est elle qui m'a le plus encouragé à devenir ce que je suis... mais malgré elle ! Elle avait une fibre artistique - elle
faisait des photos -, mais elle venait d'une culture prolétaire où l'art se limitait à un passe-temps. Ça ne pouvait être une occupation sérieuse, un moyen de gagner sa vie. Mais en me
plantant, tout petit, dans le jardin, avec des pinceaux et des peintures, elle a ouvert la brèche. Elle m'a aussi autorisé à me laisser pousser les cheveux très longs. Quand elle a réalisé ce
qui se passait, c'était trop tard, personne ne pouvait m'arrêter !
Vous vous êtes senti différent très tôt ?
C'était une évidence. Pas seulement sur le plan physique. Culturel aussi. C'était même un sentiment agréable, de ne pas être comme les autres. Je
sais qu'il y a beaucoup d'enfants qui souffrent de ne pas faire partie du groupe, mais moi, ça ne me dérangeait pas. J'étais bien dans mon univers merveilleux rempli de couleurs, de formes, de
musique, de rêves... Je dessinais tout le temps. Et puis je me souviens, lorsque j'étais encore en Angleterre, avoir vu Kate Bush chanter à la télévision. J'étais profondément ému et stimulé
par cette vision paradisiaque. Derrière elle, il y a eu ces stars flamboyantes à l'apparence et à la sexualité troubles, comme Marc Almond, de Soft Cell et, bien sûr, Boy George, auxquels je
m'identifiais forcément. Tout paraissait alors possible. Ils étaient beaux, maquillés, ambigus. Après le côté morne et uniforme du punk, ils apportaient un sentiment de liberté : chacun avait
le droit de se définir et de se réinventer tel qu'il le désirait. L'impact de Boy George a été phénoménal. Avoir un tel succès, en 1981, avec son apparence, en chantant Do you really want
to hurt me ?, projetant autant de force que de vulnérabilité !
“J'aurai toujours plus en commun
avec un Irakien transgenre
qu'avec un GI américain.”
Boy George se présentait comme travesti, vous vous revendiquez transgenre (1)...
Je le suis, au plus profond de mon être. On ne le décide pas. On est transgenre par nature. Je me sens connecté à tout autre être comme moi, de
quelque origine, culture ou classe sociale qu'il soit. J'aurai toujours plus en commun avec un Irakien transgenre qu'avec un GI américain. Nous partageons le même rapport au reste du monde.
Nous sommes une minorité à part puisque nous ne sommes ni un peuple ni une communauté. Nous existons partout sur la planète, en décalage dans notre propre famille. De ma nature, j'ai choisi de
tirer de la poésie, d'en faire un matériau créatif pour nourrir ma pensée, mon travail. S'accepter tel qu'on est, c'est reconnaître la supériorité de la loi de la nature sur celle de la
société. Je sais que je dispose du privilège énorme de pouvoir l'exprimer. Je me sens en empathie avec le monde animal. A la fois inquiétant et vulnérable.
Ce qui explique l'illustration en couverture de votre album : cette image à la fois tragique et magnifique d'un ours,
blessé...
Il s'agit d'un ours, abattu par un honnête chasseur. Je souhaitais lui rendre sa dignité, capter son âme s'élevant de son corps meurtri, rétablir
une forme d'équilibre. Quant au titre, les Swanlights, ce sont ces lumières que l'on aperçoit au-dessus des lacs, la nuit. Une présence, une énergie, nourries par tous ces esprits
toujours vivaces, s'échappant de corps maltraités, privés de vie.
De Kazuo Ohno à Boy George, de nombreux modèles vous ont aidé à vous exprimer avec sincérité dans votre art. Pensez-vous avoir ce même
effet sur d'autres ?
Je ne saurais mesurer mon influence sur d'autres. Je me contente de m'exposer, de m'exprimer le plus sincèrement possible. En espérant faire plus
de bien que de mal.
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