« Une jeune fille dérangée et nymphomane. » Ces mots ont été prononcés par une source anonyme dans le quotidien Sudpresse le 3 mai dernier. La jeune fille en question : une mineure impliquée dans une activité sexuelle de groupe, en marge d’une retraite spirituelle organisée par un des collèges les plus huppés de Belgique, le collège Saint-Michel. Sexe, bourgeoisie, catholicisme : le cocktail était trop puissant pour que la presse résiste longtemps à la tentation de faire éclater le « scandale » au grand jour.
Il y aurait des « pressions politiques »
Exceptionnellement, je n’ai pas intégré les liens vers les articles cités, après avoir pris l’avis du Conseil de déontologie, car la question se poserait de savoir si ces liens pourraient être interprétés comme étant de « nature à révéler l’identité de mineurs ». Cela dit, ces articles sont désormais publics et peuvent faire l’objet de commentaires journalistiques.
Quatre jours plus tard, un autre quotidien, Het Laatste Nieuws, lâche la bombe : la source anonyme est un ministre fédéral, non nommé dans l’article, du gouvernement Di Rupo. Et puis ? Rien. En tout cas dans les médias d’information. Car sur les réseaux sociaux, le nom supposé du ministre circule à toute vitesse, relayé sur YouTube par un député en mal de visibilité (la vidéo a été retirée « suite à une réclamation d’ordre juridique »). On est à trois semaines des élections et ce silence de la presse devient vite suspect aux yeux de l’opinion publique : il y aurait des « pressions politiques ».
Certains médias réagissent. Dans un édito, Sudpresse se défend de vouloir étouffer l’affaire :
« Certains hurluberlus ont prétendu que ce ministre faisait pression sur les médias et la justice. C’est inexact. »
Dans La Libre Belgique, on relaie le communiqué de presse des parents de la jeune fille « qui n’est pas dérangée comme certains l’ont prétendu » mais on explique aussi que « la loi protège de la curiosité mineurs et victimes d’infractions sexuelles ». Infraction sexuelle, des jeunes qui partouzent ? Oui, s’ils ont moins de 16 ans, il est admis que leur consentement n’est pas valable. Même s’ils ont tous moins de 16 ans.
Het Laatste Nieuws, enfin, affirme avoir des soupçons sur le fait qu’un ministre a usé de son pouvoir pour étouffer l’affaire mais ne peut révéler le nom du ministre sous peine de violer la loi sur la protection des mineurs.
Exit donc toute interrogation sur l’identité de la source qui a diffamé la jeune fille.
« Comment vérifier ? »
Le Conseil de déontologie journalistique (CDJ) prend alors l’initiative d’envoyer un courrier à tous les responsables de rédaction rappelant les prescrits légaux et leur posant la question de l’opportunité d’évoquer un cas pareil : « Il ne s’agit au départ que de l’éviction de mineurs d’une école », nous explique André Linard, secrétaire général du CDJ. Ce dernier nous parle d’une « semaine très dense » au cours de laquelle il a été « fort sollicité par des journalistes qui l’interpellaient à titre individuel ». Le malaise est grand. Et le silence assourdissant.
Mais l’affaire a aussi traversé la frontière et commence à éveiller la curiosité en France. Dans sa revue de presse internationale sur France Culture, Thomas Cluzel constate que « la presse marche sur des œufs ». Peu embarrassé par les circonvolutions de ses confrères belges, Thomas Cluzel donne le nom du ministre concerné et cite un blogueur belge, Marcel Sel :
« Pouvons-nous accepter un tel mépris de la dignité des femmes de la part d’une vice-première ministre ? »
Jean Quatremer, journaliste de Libération en poste à Bruxelles, interpelle de son côté un journaliste qui l’interviewe dans l’hebdo belge Moustique :
« Trouvez-vous normal qu’un ministre balance des informations infamantes à la presse sur une mineure […] ? Tout le monde connaît son nom, il circule sur le Net, mais personne n’ose le dire. »
C’est précisément cette sortie de Quatremer qui démange l’auteur de ces lignes. J’appelle des responsables de rédaction et le CDJ pour connaître leur position en vue d’écrire un article de réflexion sur la déontologie à l’œuvre derrière « l’omerta ».
La position du CDJ, exprimée le 21 mai par André Linard, est claire : « Je ne vois pas comment, à ce stade, on pourrait donner le nom du ministre concerné sans enfreindre la loi. » La mission d’informer est périlleuse en la matière :
« C’est un dossier complexe, où rien n’est blanc ou noir. C’est ce qui rend ce cas d’école très intéressant d’un point de vue déontologique. »
Thierry Dupierreux, rédacteur en chef du quotidien L’Avenir, se dit « coincé » dans un dossier « pollué » par le fait que les deux journaux à la source de l’affaire, Sudpresse et Het Laatste Nieuws, se citent l’un l’autre. « Comment vérifier ? » Un débat a bien eu lieu à la rédaction, précise Thierry Dupierreux, mais les contraintes légales sur la protection des mineurs rendent impossible tout travail journalistique.
« D’intérêt public que le lecteur soit informé »
Thierry Fiorilli, rédacteur en chef-adjoint de l’hebdo Le Vif/L’Express, ne s’est par contre pas senti lié par la loi sur la protection des mineurs :
« Si on avait eu la certitude qu’un ministre avait fait pression pour étouffer une affaire, on l’aurait sorti. Mais on a les mains vides. »
Mon quatrième interlocuteur est Vincent Liévin, rédacteur en chef de l’hebdo M-Belgique. « Je ne peux pas te parler de ce dossier, et tu comprendras bientôt pourquoi », me dit-il. Je pige alors que lui n’a pas « les mains vides », contrairement aux autres, et qu’il va sortir l’affaire. Je décide de reporter mon article pour tenir compte des nouveaux éléments à paraître.
L’article de M-Belgique sortira seulement ce vendredi 30 mai parce qu’il été lu et relu par plusieurs avocats, selon mes informations. Il est intitulé « Pour le collège Saint-Michel, #c’est Joëlle ! » Le hashtag fait référence à un buzz se moquant de la vice-première ministre Joëlle Milquet sur Twitter. L’auteur de l’article, Marcel Sel, blogueur déjà cité sur France Culture, affirme que le « silence a assez duré ». Pour sortir du bois, l’hebdo publie un mail du directeur du collège adressé à son conseil d’administration :
« Je tiens à signaler ici, avec toute la considération que je garde pour elle, que parallèlement à mes propres paroles, sur la même page, j’ai la preuve que madame Milquet elle-même a fait des déclarations à la presse. »
M-Belgique a donc la preuve... qu’un témoin affirme détenir une preuve. Mais Marcel Sel déclare avoir aussi « un témoignage qui corrobore cette version ». Ce serait donc Joëlle Milquet, vice-première ministre, ministre de l’Intérieur, ministre de l’Egalité des chances, qui a décrit la jeune fille de la partouze comme « dérangée et nymphomane ». Le cabinet de Joëlle Milquet, sollicité par M-Belgique, a indiqué « ne pas réagir aux rumeurs » : c’est la seule réaction qu’a obtenu M-Belgique de sa part.
L’hebdo a semble-t-il savamment pesé le pour et le contre avant de livrer le nom de la ministre :
« Nous estimons qu’il est d’intérêt public que le lecteur soit informé que, selon ce mail et ce témoignage, une ministre s’en serait prise, volontairement ou non, à un(e) adolescent(e) tout en préservant son anonymat. A tout le moins, un personnage public confronté à de telles accusations devrait répondre aux questions du public. »
Le couvercle a sauté, le débat est lancé.
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