A Reims, le 9 novembre 2013, Thierry Prévot, fondateur des Compagnons peintres champenois, emploie une dizaine de personnes. Il craint une hausse de la TVA à 10 % : « Déjà, les tarifs des
ouvriers venus des pays de l’Est sont inférieurs aux nôtres. » Bernard Wis
Dans tous les milieux professionnels comme dans toutes les régions, le pessimisme envahit le pays.
Brusquement, sur le refus d’un impôt, l’écotaxe décidée par la droite et mise en œuvre par la gauche, tout semble se cristalliser. Les frustrations des salariés, les angoisses des chômeurs,
la colère des paysans, la rage des patrons, l’exaspération des contribuables pourraient se rejoindre en une révolte populaire massive, hors des partis et des syndicats, à partir de ce qui
vient de se déclencher en Bretagne. Et bien des gens se mettent à craindre – ou à espérer – que se passe quelque chose qui fasse sortir le pays d’une routine qu’on devine sans issue, pour
prendre une nouvelle direction ; même si, sur le sens de cette nouvelle direction, personne n’est d’accord. Ce ne serait pas la première fois qu’une révolte fiscale constitue l’étincelle
d’une révolution : bien des régimes, dans le monde, se sont effondrés sur de soudaines crispations sociales, conséquences de réformes fiscales. Les Etats-Unis d’Amérique sont nés d’une
révolte des colons à Boston, en 1773, contre l’alourdissement de la fiscalité sur le thé imposée par le colonisateur anglais. Et c’est une révolte contre un nouvel impôt local, la « poll
tax », qui conduisit en 1990 au départ du pouvoir de l’inflexible Margaret Thatcher, renversée par son propre parti.
En France, cependant, les innombrables révoltes fiscales, impitoyablement réprimées, n’ont que rarement conduit à une révolution. Pendant la guerre de Cent Ans, en 1413, la fascinante
révolte des Cabochiens (du nom de leur chef, Simon Caboche) obtient des états généraux que les nobles paient l’impôt, comme les artisans, avant d’être sévèrement réprimée et de perdre tout
pouvoir, avec Jean sans Peur, duc de Bourgogne, qui les soutenait. Au XVIIe siècle, d’autres révoltés contre les impôts, méprisamment nommés « croquants du Périgord » ou « nu-pieds de
Normandie » par les nobles et les bourgeois, sont aussi sévèrement matés. De même, au temps de Colbert, en 1675, une révolte contre des impôts sur le tabac, l’étain et le papier timbré,
partie de Bordeaux avant d’atteindre la Bretagne (dite des « Bonnets rouges », en référence au signe de ralliement des révoltés), fut si sévèrement réprimée qu’elle sera la dernière du
genre sous l’Ancien Régime. La Révolution de 1789, largement issue des revendications fiscales du tiers état, conduisit à une refonte partielle du système fiscal, si réussie que la
légitimité de l’impôt ne fut plus jamais sérieusement contestée, si ce n’est par l’anecdotique révolte d’un papetier du Lot, Pierre Poujade, contre les contrôleurs du fisc.
La nouvelle marche du monde exige des réformes qu’aucun gouvernement, gauche ou droite, n’a osé entreprendre
Et aujourd’hui ? Le pays est en grand désarroi. A commencer par la Bretagne, où se cumulent toutes les difficultés : une région périphérique d’Europe, ce qui nuit à sa compétitivité, une
agriculture concurrencée par les très bas salaires allemands et dévoyée par des subventions malsaines qui ont, en plus, ravagé l’environnement et détruit l’agriculture africaine. Les
nouveaux « bonnets rouges » expriment de manière violente l’exaspération de l’opinion face à un gouvernement qui, tels ceux de Charles VI, Louis XIV ou Louis XVI, doit chaque jour inventer
des impôts nouveaux pour combler les trous laissés par ses prédécesseurs. Les portiques d’écotaxe rappellent, avec l’électronique en plus, les barrières d’octroi qui conditionnaient
l’entrée dans les villes au paiement d’un impôt, et le mode de gestion de cette taxe nouvelle, confiée à une société privée, rappelle le temps des fermiers généraux, personnes privées qui
collectaient l’impôt au nom du roi.
Plus généralement, le pays tout entier souffre depuis plus de vingt ans d’un refus de prise de conscience, par ses élites dirigeantes, politiques et syndicales, des réalités du monde : la
chute du mur de Berlin a provoqué une formidable accélération de la concurrence économique, technologique et politique mondiale, exigeant des réformes qu’aucun gouvernement français, ni de
gauche ni de droite, n’a osé entreprendre, à la différence de ceux de plusieurs autres pays. Et qu’aucun parti n’a osé proposer : la droite n’a pas voulu réformer de peur d’être battue. Et
elle l’a été. La gauche ne veut pas réformer, de peur de dissoudre le tissu social, et il se dissout. Même si bien des entreprises, bien des créateurs, bien des chercheurs, bien des
fonctionnaires ont compris les enjeux, sans pouvoir imposer qu’on les prenne en compte. Alors, pour survivre, la France, comme d’autres, n’a pas trouvé mieux que de s’endetter, et de se
crisper sur des rentes.
Tout cela n’a qu’un temps. La réalité finit par se venger. La croissance s’interrompt, ce qui, en France, en raison de la croissance démographique, se traduit par une baisse de pouvoir
d’achat des classes moyennes et des plus pauvres. A cela s’ajoutent la hausse continue du coût des logements, de l’énergie, de l’alimentation, et celle des prélèvements sociaux et des
impôts, qui touche en priorité les salariés des classes moyennes, les professions libérales, les entrepreneurs, les artisans et les agriculteurs. En sont relativement protégés les plus
pauvres, qui n’ont pas les moyens de payer d’impôt, et les plus riches, qui ont les moyens de ne pas le payer.
La situation devient alors intenable. Faute de croissance, les recettes fiscales baissent, les faillites d’entreprises se multiplient, les plans sociaux se généralisent. En conséquence, les
demandes, justifiées, de subventions augmentent, qu’il faut financer par de nouvelles hausses d’impôts, entraînant une nouvelle baisse de la production. Nourrissant le sentiment qu’aucun
effort ne permettra d’en sortir. Et que, quoi qu’il arrive, les travailleurs actuels ne peuvent que craindre pour leur emploi et leur retraite ; et que les prochaines générations n’ont rien
à espérer sinon un niveau de vie plus bas que celui de leurs parents. Tout cela explique que l’angoisse, encore sourde, dans le pays, peut se transformer en colère contre l’Etat, dont on a
toujours tout attendu et dont peu de gens veulent admettre qu’il ne peut ni s’opposer au grand changement du monde ni mettre le pays en situation d’y trouver sa place sans remettre en cause
les rentes et sans favoriser l’audace, l’innovation et le goût du risque. Tout ce qu’il ne fait pas. Et que le pays ne lui demande pas de faire.
Tout cela conduit à trois mouvements contradictoires. Les forces les plus dynamiques du pays, parce qu’elles sont riches et sans contraintes, ou parce qu’elles sont jeunes et sans attache,
choisissent l’exil, pour chercher ailleurs ce que la France ne leur offre plus, c’est-à-dire la perspective d’un avenir meilleur. D’autres choisissent de rejoindre les partis les plus
extrémistes, convaincus qu’on a essayé tout le reste et que seuls les extrêmes n’ont pas encore été mis en situation de faire la preuve de la validité de leurs programmes. D’autres enfin
choisissent la désobéissance : ils ne paient plus l’impôt ; ils travaillent le dimanche, même quand c’est interdit ; et, dans certains cas, de plus en plus nombreux, rejoignent les rangs du
marché noir et de la criminalité.
La crise des bonnets rouges est le dernier avertissement : au-delà de cette limite, la démocratie ne sera plus valable
Tout cela peut-il conduire à une crise de régime ? Sans doute pas, aussi longtemps que n’émerge pas un réel projet alternatif. Ou que n’apparaît pas une nouvelle élite capable de le
conduire. On peut plutôt craindre une crispation égoïste, amenant chacun à se concentrer sur lui-même et sur ses proches. Il appartient à la classe politique de trouver une réponse et de
sortir le pays d’une terrible ornière. Et d’abord au gouvernement en place de proposer un cap, qui donne du sens à l’effort. D’expliquer pourquoi la solution à nos problèmes n’est plus dans
l’augmentation des impôts, qui fut un temps nécessaire, mais dans une meilleure efficacité de la dépense publique, dans une réduction massive des gaspillages des collectivités locales, dans
une concentration des subventions sur les plus défavorisés, dans des investissements massifs en matière de santé et d’éducation, dans une lutte impitoyable contre toutes les rentes. Dans la
définition claire d’un projet qui ferait de la France un acteur majeur du monde, par une intégration plus grande de l’Europe (première puissance économique mondiale) et par la constitution
d’un véritable ensemble fédéral francophone (qui aura bientôt plus d’habitants que l’Europe). Il appartient aussi à l’opposition de tirer les leçons de ses échecs, de faire son devoir
d’inventaire, et de ne plus reprocher au gouvernement actuel de ne pas engager les réformes qu’elle n’a pas osé faire quand elle en a eu l’opportunité.
Il appartient enfin au président, le moment venu, de proposer quelque chose comme une union nationale, pour réaliser les formidables promesses d’un très grand pays, disposant d’atouts
considérables, béni des dieux par son climat, sa situation géographique et son histoire. La crise des bonnets rouges restera donc comme le dernier avertissement avant la sortie de route :
au-delà de cette limite, le ticket de la démocratie risque de ne plus être valable. Ou, comme le dit Claude Brasseur dans un film devenu culte : la crise actuelle, « c’est la cerise qui
peut faire déborder
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