Daniel Cordier n’est pas seulement le compagnon de la Libération que l’on sait. Avec les Feux de
Saint-Elme, il donne à lire le journal intime de ses années passées en pension, au collège dominicain
d’Arcachon. Ce roman vrai vient précéder, chronologiquement, le premier volume de ses mémoires, Alias
Caracalla, paru en 2009, qui lui valut le prix Renaudot Essai (1).
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Votre dernier livre, consacré à vos amours enfantines, donne de vous une autre image que celle du résistant de la
première heure…
J'ai eu de longues hésitations avec mon éditeur
Je ne suis pas un écrivain. C’est vrai que tout au long de ma vie, j’ai tenu un journal, commencé en 1935. Mais un journal, ce n’est
pas une plume d’écrivain, c’est celle de quelqu’un qui veut avoir des souvenirs, des points de repères.
Dans les Feux de Saint-Elme, votre style, très classique, rappelle les Amitiés particulières de Roger Peyrefitte…
Peut-être. Le sexe, l’amour, à 12-13 ans, quand tout débute, est très déroutant. On ne sait pas bien où l’on en est, ce que l’on fait,
surtout dans un collège religieux. Il faut imaginer la vie d’un pensionnaire alors, dans une école où l’on ne peut parler que deux heures par jour en ajoutant les
bouts de dix minutes ou d’un quart d’heure, on se tait au réfectoire, tout est en silence, on fait la prière au dortoir, avant de s’endormir puis en s’éveillant. Il
y a les confessions, la messe tous les matins, les vêpres le dimanche, la semaine sainte de Pâques où l’on est réveillé à 2 ou 3 heures du matin pour veiller le
saint sacrement. Tout cela n’existe plus. C’était il y a presque quatre-vingts ans…
L’idée d’écrire votre journal vous était-elle venue de Gide et son fameux Journal, justement ?
Je le pense. La vie de mon enfance, c’est Gide qui me l’a donnée, l’amour, le sexe, l’homosexualité à travers lui. Quand je suis parti
en Angleterre, en 1940, son Journal était paru dans la
Pléiade un an auparavant. J’ai emporté avec moi Mes Idées politiques, texte que Maurras m’avait dédicacé deux ou trois ans auparavant, et, donc, le Journal de Gide.
Un très grand écart…
Le Maurras m’a permis d’aller jusqu’au bout, de le condamner et de ne plus jamais le lire. Le Gide est devenu mon livre de chevet
jusqu’à la trentaine. Je le lisais presque quotidiennement, à n’importe quelle page. Je ne l’ai plus ouvert depuis bien longtemps. Après, j’ai découvert Proust quand
je faisais de la peinture : j’abandonnais tout, ne travaillais plus, du matin jusqu’au soir, je le lisais, prenant des notes.
Gide au collège est une lecture qu’on se passe sous le manteau…
Oui, mais vous avez vu pourquoi je l’ai lu. Mon père a confondu les titres. Alors que je lisais l’Evangéliste, d’Alphonse Daudet, il a entendu l’Immoraliste, de Gide. En voyant sa réaction scandalisée, je n’ai eu
de cesse de me procurer ce livre maudit par un adulte.
Le vôtre comporte de longs passages de Céline, dont l’écriture n’entre pas vraiment dans vos codes de langage. Vous dites qu’il vous a
permis de qualifier avec des mots, les actes que vous «commettiez» au collège…
C’est très vrai. Céline, que je ne lis plus depuis très longtemps, m’a marqué car je n’avais aucune idée qu’on pouvait écrire comme un
voyou, racontant des lieux interdits par mon milieu, ma religion. Quand j’achète Mort à crédit, j’ai 15 ans. Lire la masturbation, le plaisir, c’est à la fois le chaos, la découverte, l’aventure, l’ouverture du monde
par le sexe, un sexe solitaire bien entendu.
Gide, votre livre de chevet à Londres, ne vous a jamais posé de problèmes ?
Gide était doublement condamné. Comme protestant et comme homosexuel. Mais dans ces années-là, les homosexuels sont mariés, ont des
enfants et des amants. Ils n’existent pas en tant que tels. Moi-même, après la guerre, j’ai eu des expériences avec des filles qui trouvaient que je faisais très
bien l’amour.
Vantardise ?
Après, j’ai choisi les garçons, mais j’ai horreur des milieux homosexuels, ceux qu’on appelle les homosexuels visibles. Les folles, si
vous voulez. J’ai fréquenté des amis comme moi homosexuels mais dans un milieu qu’ils organisaient autour d’eux. D’autres hélas étaient mariés, pour pouvoir
se présenter au monde! La haine à l’égard de l’homosexualité était terrible.
Votre homosexualité à vous n’était pas évoquée pendant vos années dans la Résistance ?
Non, pas du tout, car pendant toute la guerre je n’ai pas fait l’amour, j’étais très fatigué. J’étais un soldat actif, volontaire pour
aller partout, comme tous mes camarades. On dînait à 17 heures, après quoi la quasi-totalité d’entre eux allaient en ville à 2 kilomètres, ils draguaient les jeunes
filles. Moi, je me mettais au lit à 19 heures, 19 h 30.
Vous étiez très proche de Jean Moulin. Le trouviez-vous séduisant ?
Au-dessus de 21 ans, j’ai horreur des hommes… et des femmes. C’est vrai qu’il était beau. Je l’admirais beaucoup, j’ai appris la
peinture à ses côtés, c’était un type fort intelligent mais en dehors du travail, il était aussi très très drôle.
Daniel Cordier - avec la vie qu’il a eue dans l’armée secrète -, racontant sa vie sexuelle au collège, change-t-il le regard sur la
figure tutélaire que vous représentez ? Ne vous êtes-vous jamais dit que vous risquiez d’entacher la réputation de la Résistance ?
Pas du tout. Je pense qu’au fond, je suis un homme libre. J’ai changé d’opinions, de goût, je suis toujours curieux d’aller ailleurs.
C’est difficile à expliquer, je ne me suis jamais caché. Ni quand j’étais jeune, ni plus tard après la guerre, j’ai toujours vécu, jusqu’à il y a une dizaine
d’années, avec des garçons chez moi. Je n’ai jamais eu une réflexion là-dessus.
Pourtant, au début des années 90, une polémique a «horrifié» l’opinion en France : Jean Moulin aurait été homosexuel…
C’est n’importe quoi, mais c’est vrai que cela révèle bien l’époque. Je ne sais pas ce que Moulin pensait des homosexuels, je ne l’ai
jamais entendu en parler.
D’où venait cette rumeur ?
Henri Fresnay (2) disait à tout le monde, sans avoir osé l’écrire, que puisqu’ayant été le secrétaire de Jean Moulin, j’étais la preuve
que celui-ci était homosexuel. En vérité, il s’agissait de vieilles querelles remontant à la guerre interne à laquelle, pendant toute l’Occupation, se sont livrés
les résistants de France et ceux basés à Londres avec le général de Gaulle. Jean Moulin était un vrai homme à femmes : le genre d’hommes qui font l’amour quatre,
cinq, six fois par jour avec des femmes différentes.
Vous m’avez dit, il y a quelque temps : «A mon âge, le sexe ne me préoccupe plus, et c’est très reposant.»
C’est vrai, je n’ai plus eu d’affaire de sexe depuis huit ou dix ans, c’est merveilleux. Je ne comprends pas que les vieux soient
gâteux car ça vaut la peine d’attendre ce moment-là. C’est le commencement du bonheur. Je peux vous l’affirmer.
Photo DR
(1) Le livre a fait l’objet d’une adaptation télé («Libération» des 25-26 mai).
(2) Résistant, fondateur du mouvement Combat.
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