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Bois de Vincennes, près de la porte Dorée dans le XIIe arrondissement de Paris. Un haut lieu de la drague homo, situé le long du périphérique. Il est 23 heures, en été. Le bruit des moteurs est étouffé par les arbres et la pénombre. Au loin, les lampadaires scintillent. Des silhouettes d’hommes se découpent dans les bosquets. Près d’une trentaine. Tous les âges, tous les styles – mais pas mal de jeunes. Ils marchent lentement, se jaugent du regard, se matent parfois avec insistance, dans un silence quasi total. On entend seulement leur respiration et leurs pas tandis qu’ils se fraient un chemin parmi les feuilles et les brindilles. Une branche craque ici ou là. Ça tourne assez vite, chacun semble vraiment excité. “Tu viens souvent ici ?”, lance Karim*, 20 ans environ. Il semble gêné mais arbore un sourire entendu. Il fréquente assez régulièrement le lieu : “Je n’aime pas le Marais, avec toutes ces folles musclées. Je ne suis pas communautariste.” S’il ne se retrouve pas dans les images gays habituelles, il est pourtant “out” auprès de sa famille et vit avec un mec de son âge depuis deux ans. Ce n’est pas le cas de Youssef, 34 ans, qui a divorcé il y a quelques mois. S’il est venu à Vincennes ce soir, c’est pour retrouver un plan cul régulier avec un mec :
“T’as pas de l’herbe ? Je préfère fumer quand je viens ici, c’est un endroit glauque. Et puis je me sens souvent mal avec les mecs. T’as un mec ? Un mari ? Car maintenant il y a le mariage même pour vous…”
Plus loin, on trouve Franck, grand gaillard qui se dit “pédé” mais vit depuis six ans avec une fille. Officiellement hétéro : “Ma famille ne le comprendrait pas. Pourtant, c’est irrépressible. Donc, dès qu’il fait beau et que ma copine n’est pas là, je viens ici.”
Le manège des dragueurs
Le géographe et universitaire Stéphane Leroy s’est intéressé de 1996 à 2009 aux “interactions sexuelles impersonnelles” au bois de Vincennes durant la journée. En découvrant les lieux il y a une quinzaine d’années, il a décidé d’y mener une enquête, intrigué par le manège incessant des dragueurs. A partir de multiples observations, d’une centaine d’entretiens avec des dragueurs, des flics et des SDF, Stéphane Leroy a réussi à décrire les dynamiques actuelles de drague au fin fond du bois de Vincennes : pour beaucoup de gays “out”, la bronzette du week-end n’est plus forcément synonyme de drague aboutissant à des plans cul. En semaine, les dragueurs se définissent aujourd’hui à 70 % comme des hétéros, souvent mariés, avec enfants, et certains sont parfois homophobes…
Les lieux traditionnels de la drague homo sont divers : en ville, on les trouve du côté des gares, des toilettes publiques, des quais, des parcs, des cimetières ou des chantiers abandonnés ; à la campagne, ils se situent à l’arrière des plages, sur les aires d’autoroute. Stéphane Leroy rappelle que “ces lieux de drague nés de pratiques interdites défient la norme hétérosexuelle qui façonne et contrôle les espaces publics”. Candidat en juin à la primaire écolo de Paris, Thierry Schaffauser, ancien d’Act Up et cofondateur du Strass, le Syndicat du travail sexuel, a la même analyse :
“Derrière la répression de la sexualité en plein air, il y a une question éminemment politique. Les riverains voient les lieux de drague comme une nuisance mais en fait, ce qui les gênent, c’est qu’ils perdent symboliquement un espace. En réalité, dans l’imaginaire collectif, cette homosexualité de plein air reste une forme de déviance sexuelle. Il y a deux siècles pourtant, il était normal de baiser en plein air à Paris car il n’y avait pas d’intimité dans les logements, les gens vivaient entassés. Pourquoi ça ne serait plus légitime aujourd’hui ?”
Provocations policières
Bien sûr, cette “répression” ne dit pas son nom. Les services des jardins taillent les bosquets, les policiers multiplient les patrouilles sur les lieux de drague. L’heure est à la respectabilité. Contactée, la préfecture de police de Paris nous répond “ne pas avoir d’interlocuteur qui se sente à l’aise sur le sujet” ! L’avocat Etienne Lesage confirme pourtant que des baiseurs impénitents se font régulièrement arrêter et poursuivre pour exhibition sexuelle, passible d’un an d’emprisonnement et jusqu’à 15 000 euros d’amende selon l’article 222-32 du code pénal :
“Avant, c’était un renvoi systématique au tribunal correctionnel. Aujourd’hui, ce sont plutôt des rappels à la loi et des amendes de 200 euros. Il y a deux ans, j’ai réussi à annuler les poursuites dans deux affaires car les policiers avaient provoqué la ‘commission du délit’ en se mêlant aux homosexuels. Interpeller la nuit tombée dans des espaces déserts et loin des enfants, c’est manifestement excessif en terme de liberté publique. Certains policiers se constituent même partie civile ! Moi j’y vois des relents d’homophobie.”
Un tabou de la drague en plein air pour le moins paradoxal au regard de la lutte contre la discrimination : “Les responsables politiques comme Bertrand Delanoë rappellent que la police doit lutter contre l’homophobie, or l’espace où il y a le plus d’agressions, où l’homophobie s’exprime le plus, c’est dans les espaces de sexualité en plein air. Mais ça, personne ne veut en parler, c’est un sujet politiquement trop clivant”, constate Thierry Schaffauser.
Aux Tuileries, il est loin le temps où des centaines de mecs se retrouvaient l’après-midi sur la terrasse de l’Orangerie, le long de la Seine, pour se draguer tranquillement à travers tout un cérémonial que l’on trouverait aujourd’hui suranné. La nostalgie guette d’autres lieux, comme le petit parc au bout de l’île Saint-Louis, où de rares dragueurs viennent encore s’aventurer, comme au milieu du cimetière du Père-Lachaise, du côté du chemin des Anglais… La baise hard au quai d’Austerlitz, que l’on aperçoit dans le film de Cyril Collard, Les Nuits fauves, ou la drague dans les chiottes de la gare du Nord, filmée par Patrice Chéreau dans L’Homme blessé, sont-elles réellement des expériences du passé rendues impossibles par le développement d’internet et des politiques sécuritaires ?
Camaraderie homosexuelle
La nécessité d’une camaraderie entre homosexuels, en dehors des lieux de commerce, n’a pourtant pas disparu et de nombreux jeunes gays la recherchent : “Je crois qu’il est possible de faire de vraies rencontres dans les coins de drague, confie Richard, 32 ans, qui a pourtant grandi avec internet. Ce genre d’endroit génère beaucoup plus que du sexe. Les contacts sociaux sont réduits à peau de chagrin mais ils peuvent être de qualité. Et surtout, pour beaucoup de pédés déracinés, immigrés “fresh off the boat”, c’est souvent le moyen de retrouver une vie sociale. Généralement, il y a toujours un pédé plus folle que les autres qui aime alpaguer les dragueurs et demander son avis à tout le monde sur tout et n’importe quoi. Là, ça devient marrant. Les mecs parlent, quitte à oublier la raison même de leur venue. Même si ça paraît surfait, il y a une forme de fraternité, malheureusement trop éphémère.” Il ajoute : “Les rencontres dans les parcs ont constitué la matière brute de ma vie gay.” Car comme le rappelle Roland Barthes dans la préface de Tricks, récit culte de l’écrivain Renaud Camus de ses multiples expériences de drague dans les années 70, “ce qui excite le fantasme, ce n’est pas seulement le sexe, c’est le sexe plus l’âme”. “Dans ce genre de lieu, tout passe par les regards, confie Baptiste, 32 ans, qui habite Issoudun dans le Berry. La motivation pour y aller vient surtout de l’excitation en elle-même et du shoot d’adrénaline que cela procure.” Ancien habitué du lac du Val d’Auron à Bourges, il constate une nouvelle vie de la sexualité en plein air avec le développement des applications de drague sur smartphones : “Avec Grindr, c’est très simple de retrouver quelqu’un de passage ou un vacancier sur une aire d’autoroute. Avant, les spots de drague n’étaient connus que des initiés, routiers ou VRP. Maintenant, ça peut être un étudiant de retour de vacances. Et c’est idéal pour les gens qui ne peuvent pas recevoir. Même tempo, même envie, chacun fait 20 kilomètres en bagnole, on se trouve un bosquet et voilà !”
Pique-nique en Ardèche
Autre ambiance en Ardèche, du côté de Vallon-Pontd’Arc. Alexis, 42 ans, préfère la tranquillité des plages naturistes. “Comme il y a des campings naturistes dans la région, beaucoup de mecs seuls viennent draguer près de la rivière. Certains y pique-niquent. La drague se passe surtout de jour. L’ambiance est vraiment sympa. On peut facilement parler avec les mecs. Les gens ici sont nature, pas comme sur les plages près de Montpellier où les types viennent se montrer. Ici, ils ne vont pas regarder si t’as un kilo de trop ou une ride de plus. Et tu trouves de tout : du bi, du marié, de l’homo efféminé…” Cette diversité sociale, c’est également ce que recherche Nathan, 25 ans, quand il vient draguer le soir aux Tuileries où on trouve encore à la tombée de la nuit une très grande variété de mecs : hommes en veston et attaché-case, jeunes fashion, gays SM, jeunes à cagoule sportswear, mannequins perdus, bourgeois du XVIe et gars du 93… “Les sites de rencontre sur internet sont un peu oppressants, raconte Nathan. Tout le monde y décrit dans le détail ses pratiques sexuelles et son physique. Ça enlève tout le charme et l’excitation de la chasse en plein air. La drague à l’extérieur, c’est beaucoup plus sympa que les plans cul froids que tu négocies sur le net.”
Pour concilier tranquillité des riverains et sécurité des dragueurs, plusieurs villes des Pays-Bas, notamment Amsterdam et Rotterdam, tolèrent désormais, une fois la nuit tombée, la baise dans leurs parcs publics, dans certaines zones qui sont délimitées par des plots et des panneaux, les flics se chargeant seulement de prévenir tout risque d’agression ! C’est d’ailleurs en draguant dans les parcs de Rotterdam que Richard a compris à quel point “le besoin de draguer à l’extérieur, dans les parcs, est super fort”, découvrant “un brassage phénoménal de mecs différents, métissés et vraiment cool”. Pour lui, certains lieux de drague n’ont pas perdu de leur attrait : “Mes meilleures expériences se sont passées à Rotterdam. En plein milieu d’un parc, à côté d’un musée d’art moderne. Des sculptures géantes et étranges rappellent à quel point notre situation est bizarre… et privilégiée.”
ON N'Y CROIT GUERE, ON VOUDRAIT BIEN VOIR CA !
Draguer dans la rue Justement, Frédéric, Parisien de 34 ans qui se définit lui-même comme un “chasseur”, constate une diffusion de la drague homo dans la rue :
Même sentiment chez le chanteur Nicolas Bacchus, 42 ans, qui adore plus que tout draguer dans la rue : “Ça m’amuse tellement de draguer des hétéros ! Quand t’y vas d’une manière frontale, en souriant, avec un compliment, comment veux-tu qu’ils répondent par de l’agressivité ? J’ai toujours aimé provoquer mais en fait, depuis quelque temps, je m’aperçois que ça choque de moins en moins. C’est devenu tellement montrable socialement que je ne vais pratiquement plus dans les lieux de drague traditionnels…” |
1. les prénoms ont été changés