"Un corps nu, inerte comme un gisant de cathédrale. L’homme, trentaine racée, fixe le plafond, l’oeil vague et lessivé. Son sexe est pudiquement
caché par l’élégant drapé bleu métal d’une parure de lit. [...] L'ennui gagne tout l’espace. Dans l’intérieur dépouillé et high-tech de son loft new-yorkais, Brandon, le héros de
SHAME(la honte) le film de Steve McQueen, entame son rituel matinal, chaque jour répété : un tour au salon pour écouter les messages sur son répondeur, toujours les mêmes, les
suppliques lascives et insistantes de femmes qu’à l’évidence il ne reverra jamais. Qu’importe, de toute façon il ne les écoute pas, déjà dans la salle de bains, occupé à se masturber sous la
douche, caresses mécaniques dont il tire une jouissance fugace. Plus tard, au bureau, à la moindre contrariété, pour évacuer le stress ou juste tromper la morosité qui suinte de l’open-space
aseptisé de sa boîte de consulting, c’est dans les toilettes qu’il ira se branler, encore et encore."
Brandon est ce que l’on appelle un sex-addict, un compulsif qui a besoin de ses shoots de sexe plusieurs fois par jour. Dès l’apparition d’une
pulsion, il lui faut l’assouvir immédiatement : masturbation, consultation frénétique de sites pornographiques, recours aux services de prostituées ou quête hallucinée de partenaires dans des
bars, des backrooms, dans la rue, partout où l’occasion se présente, et ce jusqu’à la prochaine crise. Un cycle sans fin, et l’on comprend pourquoi le cinéaste a choisi la répétition comme
figure de style pour décrire le quotidien désolé de son héros, rythmé par cette chaotique consommation dans laquelle il se consume.
L’hypersexualité du libertinage à la pathologie
Comme le Brandon solitaire et malheureux de Shame, auquel Michael Fassbender prête ses traits impavides, le sex-addict semble depuis quelques
années avoir investi le champ de la fiction. Des romans (Choke, de l’Américain Chuck Palahniuk), des séries télé (Californication, Nip/Tuck) et des films (Shame donc, mais aussi Entre les
jambes, thriller pataud avec Javier Bardem) se sont emparés du sujet, trouvant dans la figure de ces hommes au chibre hyperactif bien que mélancoliques un puissant matériau narratif.
Peut-être parce qu’ils incarnent les paradoxes d’une époque où le sexe est présent partout – comme une tentation à laquelle on ne voit aucune raison morale de résister -, mais où les derniers
bastions du puritanisme se sont réfugiés dans des questions sanitaires difficilement réfutables.
Pour le dire autrement : aborder l’hypersexualité sous l’angle de la pathologie (une addiction, dont le drogué serait l’esclave) et non du
libertinage, d’un usage débridé des plaisirs, n’est-ce pas une façon de réduire la liberté – celle de disposer de sa sexualité comme on l’entend – à son exact opposé, une aliénation dont on
ne peut sortir, une prison ? Et, par là-même, une manière de pérenniser un certain ordre moral ? “Non, vraiment pas”, estime le psychanalyste Jean-Benoît Dumonteix, auteur, avec la
journaliste Florence Sandis, de Les Sex-Addicts – Quand le sexe devient une drogue dure, premier ouvrage français traitant de la dépendance sexuelle.
“Le sex-addict n’est pas un libertin. C’est un être assujetti à sa sexualité. Ces personnes utilisent le sexe comme un pansement psychique à des
émotions négatives auxquelles elles se sentent incapables de faire face et se réfugient dans la sexualité compulsive parce qu’alors plus rien d’autre n’existe. Tant que le sujet reste maître
de son comportement et que le plaisir est une réponse au désir, on n’est pas dans la dépendance. En revanche, lorsqu’on perd le contrôle et qu’on en souffre, on bascule dans l’addiction. Il
est difficile de faire comprendre qu’un excès de sexualité puisse engendrer de la souffrance, alors qu’on admet volontiers que le manque de sexe et la frustration en soient une. Pourtant,
quand le sexe devient une obsession, que le sujet est capable, pour assouvir ses pulsions, de mettre en péril sa santé, sa situation professionnelle, sa vie sociale, familiale, affective et
plus généralement son état psychique, oui, cela devient une pathologie.”
Le sexoolique est son propre dealer
DROGUE DURE HiHi (ndlr)
Laisse-les dire : Ainsi, le sexe à haute dose, n’importe où, n’importe quand, avec
n’importe qui, serait aussi envahissant et tyrannique qu’une drogue dure, si l’on en croit la dizaine de témoignages intenses et saisissants que les auteurs ont recueillis, essentiellement
auprès d’hommes – hétéros et gays de milieux divers. Quelques femmes, plus rarement concernées par cette étrange maladie qui toucherait environ 5 % de la population, ont aussi témoigné.Cette
pathologie du comportement sexuel présente les mêmes symptômes que d’autres addictions telles que l’alcoolisme ou la toxicomanie. A une différence près, non négligeable : le produit consommé
n’est pas extérieur. Le sexoolique, comme on l’appelle parfois, a pour ainsi dire sous la main la substance dont il dépend – son sexe. Impossible de le mettre complètement à distance. Il peut
en disposer en permanence. Le sex-addict est son propre dealer.
Dans Choke, le parallélisme entre sex-addiction et toxicomanie est exposé sans détour.
“Les orgasmes inondent le corps d’endorphines qui tuent la douleur et vous tranquillisent. Les drogués du sexe sont en fait drogués aux
endorphines, pas au sexe. (…) Pour un drogué du sexe, vos doudounes, votre queue, votre clito, langue ou trou du cul, c’est une dose d’héroïne, toujours là, toujours prête à servir.”
Ah bon ! ça va mieux en le faisant ?
Mais, contrairement au ramassis de paumés que Victor Mancini, le héros du bouquin, côtoie au centre des dépendants sexuels anonymes, la plupart
des personnes que les auteurs des Sex-Addicts ont rencontrées et celles que nous avons interrogées sont très bien intégrées socialement et occupent souvent des postes à responsabilité.
“Dès mes premiers rapports, j’ai compris que je ne pourrais jamais m’en passer”
C’est le cas de Philippe, 55 ans, à la tête de plusieurs sociétés immobilières. Allure encore juvénile et mine épanouie, il reconnaît volontiers
la place centrale du sexe dans sa vie mais ne semble porter aucun des stigmates de la souffrance décrits dans le livre. Pour cet homme qui avoue avec une pointe de fierté ne pas pouvoir
dénombrer ses maîtresses passées, qu’il évalue à plusieurs centaines, ce qui motive son appétit, c’est la curiosité, la découverte de nouveaux corps, le plaisir des situations scabreuses et
inédites, les mises en scènes ludiques, et surtout le désir de ne pas s’ennuyer.
“Dès mes premiers rapports, vers l’âge de 16 ans, j’ai compris que je ne pourrais jamais m’en passer, nous confie-t-il sur un ton joyeux. A
cette époque, en pleine libération sexuelle post-1968, j’étais un beau jeune homme, plutôt efféminé, si bien que je plaisais surtout aux femmes cougars et aux pédés. J’ai commencé par me
taper toutes les vieilles et quelques mecs au passage. Ce n’était pas mon truc mais j’étais content d’essayer. Jusqu’à ce que je rencontre ma première compagne, avec qui j’ai vécu une dizaine
d’années, j’ai enchaîné les maîtresses à un rythme qui, quand j’y repense, me donne le tournis. Je pouvais faire l’amour trois ou quatre fois dans une soirée avec des femmes différentes.
Quand on est gamin, ce qui compte, c’est la performance, la quantité, pas la qualité des échanges. Alors, évidemment, il arrivait qu’après un plan cul foireux je cède à la mélancolie. Le
sexe, quand il n’y a aucun sentiment, c’est tout de même peu exaltant. Maintenant, je suis plus exigeant : pas question de m’ennuyer au pieu sinon autant rester chez soi et se branler
!”
S’il affirme, l’âge aidant, s’être un peu assagi – “plus question de baiser plusieurs fois par jour, ça bouffe trop de temps et ça peut vite
devenir obsédant” -, Philippe admet néanmoins que depuis l’avènement des réseaux sociaux il a vu augmenter le nombre de ses conquêtes.
“Célibataire depuis cinq ans, je partageais mes charmes avec trois ou quatre femmes, que je voyais régulièrement. Mais, depuis Facebook, je me
retrouve dans une sorte de supermarché où l’offre et surtout la demande sont très importantes. On trouve énormément de misère sexuelle sur ces sites, alors je me sens le devoir de répondre à
toute cette demande, presque pour rendre service (rires). Maintenant, je tourne avec une dizaine d’amantes, ce qui demande une énergie folle et beaucoup d’organisation. Si je n’avais pas
autant besoin de sexe, je finirais par trouver cela lassant. A tout prendre, je préférerais être amoureux et atteindre l’extase d’une complicité intense et partagée. Mais, curieusement, plus
j’ai de maîtresses et moins j’arrive à tomber amoureux.”
Une forme de capitalisme sexuel ?
Et si s’investir affectivement n'était absolument pas nécessaire ? (ndlr)
Laisse-les dire : Le cas de Philippe n’est pas inédit : une hypersexualité qui revêt le
masque du libertinage décomplexé. Mais dès que l’on gratte un peu, le vernis s’écaille : pulsions irrépressibles, consommation exponentielle de partenaires, induisant une difficulté à
s’investir affectivement – ce qu’il déplore, apparemment. Si ce n’est pas une spirale addictive, ça y ressemble fortement.
“Beaucoup de sex-addicts sont dans le déni, nous confirme Jean-Benoît Dumonteix. Plutôt que d’affronter le problème, qui lui paraît
insurmontable, le dépendant préfère se concentrer sur l’aspect agréable de son addiction, quitte à occulter le reste.”
Et alors ? je consomme et je m'en fous n'en déplaise aux toubibs et
intellos torturés ? sans parler des furies députées, sénatrices, ministres qui voudraient châtrer le monde entier ! ? (ndlr)
Laisse-les dire : Autre chose frappante dans la parole des sex-addicts : leur vocabulaire n’est pas sans rappeler une logique consumériste –
“supermarché”, “offre et demande”, nous disait Philippe avec humour… Ce discours semble souligner l’homologie entre la consommation compulsive de sexe et l’idéologie capitaliste. Comme si le
capitalisme, qui essaime dans tous les champs de l’activité humaine, avait aussi gagné la sphère de l’intime, colonisé la sexualité… La sex-addiction pourrait s’apparenter à une sorte de
pathologie de la consommation, à un “capitalisme sexuel” où, dans la surenchère, il s’agit de déshumaniser l’autre, de le tenir à distance de soi pour pouvoir l’objectiver, le traiter comme
un produit de consommation.
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