Le blog gay de Cavaillon et ses amis prostitués
il aurait existé, dans l’Occident médiéval de culture chrétienne, une forme de « mariage homosexuel ». Ainsi, non seulement le mariage homosexuel ne serait pas une nouveauté mais il aurait existé au cœur même de l’aire culturelle qui a institutionnalisé le mariage hétérosexuel comme union affective permanente, consentie entre égaux, qui délimite le cadre légitime de la procréation. Cet argument prend naissance dans un ouvrage publié en 1994 par un universitaire de Yale, John Boswell, sous le titre Same-Sex Unions in Premodern Europe (traduction française : Les unions de même sexe dans l’Europe antique et médiévale, Fayard, 1996). Il faut y revenir un peu tant ce livre audacieux a été mal compris voire instrumentalisé. Boswell défend la thèse selon laquelle il aurait existé, dans l’antiquité gréco-romaine, mais aussi dans l’Europe chrétienne médiévale, des formes d’unions affectives, stables et égalitaires, entre personnes de même sexe. Dans les années qui ont suivi sa parution, le livre a été abondamment commenté, spécialement aux États-Unis car en France, il ne suscita guère de débat de la part d’un monde universitaire plutôt enclin à traiter par le mépris cette façon « militante » de questionner l’histoire. Boswell s’appuie sur une définition du mariage moderne : « union permanente et exclusive entre deux êtres socialement égaux, qui se sont choisis librement et mutuellement pour satisfaire leurs besoins sentimentaux respectifs, et imposant d’égales obligations de fidélité aux deux partenaires » (p. 71). À partir de là, son argumentaire s’oriente dans deux directions. D’un côté, il montre que les unions hétérosexuelles dans l’Antiquité et les premiers siècles du Moyen Âge étaient loin de répondre à ces critères : point d’égalité juridique entre l’homme et la femme, pas d’exclusivité ni de permanence, une charge affective ignorée ou à tout le moins secondaire. D’un autre côté, Boswell identifie dans le monde gréco-romain antique mais aussi au Moyen Âge des formes d’associations ou d’unions masculines (les couples féminins demeurant très peu visibles dans les sources) qui reposent sur un engagement affectif et stable, prenant la forme par exemple d’adoptions fraternelles ou de fraternités jurées. Dès lors, Boswell engage une série de comparaisons entre les unions masculines et les conceptions de l’époque du mariage hétérosexuel, s’appuyant notamment, lorsque les sources le lui permettent, sur les cérémonies qui valident ces engagements publics entre hommes. Il relève les similitudes dans le vocabulaire de l’engagement et de l’affection, plus prégnant avec la christianisation, entre époux hétérosexuels et entre compagnons (fondé sur l’affection mutuelle, l’amour véritable, la fidélité) mais aussi les points communs dans les gestes et les symboles de consécration. Selon le déroulement le plus attesté, les deux compagnons devant être unis sont placés dans l’église, parfois devant l’autel, par le prêtre qui leur remet un cierge dans la main. Tandis que les deux hommes manifestent leur engagement en posant leur main droite sur l’Evangile, le prêtre prononce plusieurs prières, engageant les deux hommes à s’aimer tous les jours de leur vie sans jalousie ni tentation. À l’issue de la cérémonie, le couple échange un baiser sur la bouche et reçoit la communion du prêtre. Boswell ne parle jamais d’un « mariage homosexuel » chrétien mais bien d’« union entre couples de même sexe » (same-sex unions)[9], maintenant par là une prudente dissymétrie entre les unions hétérosexuelles et de même sexe. En outre, il faut bien voir que le fait même de penser l’union conjugale en référence à sa forme hétérosexuelle ou homosexuelle relève d’une identification sociale des individus à l’aune de leur sexualité, ce qui fut précisément une conséquence tardive de l’idéologie chrétienne du mariage. Pour les gens du Moyen Âge, jusqu’au tournant du XIIe siècle, si les individus sont jugés pour leurs pratiques sexuelles, ils ne sont pas assignés à une identité sexuelle.
Les unions de même sexe qu’identifie Boswell ne sont pas des « mariages » au sens contemporain du terme, pas davantage qu’ils n’en sont au sens qu’on donne à l’institution conjugale à partir de la fin du Moyen Âge. Pour autant, ce sont bien des formes solennelles d’engagement affectif, fondées sur l’amour et la fidélité, et destinées à unir deux êtres jusqu’à la mort.